LEDA ET LE CYGNE : DE L’OLYMPIA A NANA
Recherches 2012

Ce petit tableau , représenté taille réelle dans le catalogue de l’ exposition « Cézanne et Paris « (17 x 22 cm) est difficile a dater : John Rewald lui-même le situe entre 1866 et 1877.
CEPENDANT :
La touche grasse longue et vigoureuse tendrait a le dater des années 1867 a 1870.
Il est peint sur une toile qui rappelle celle ou Cézanne fit le premier portrait de Zola vers 1862 1864, entré récemment au musée Granet a Aix en Provence. A la limite du sujet l’ espace non peint laisse apparaitre des traces similaires de grattage d’ une peinture fraiche, dont le mélange des couleurs par le couteau devient sombre et verdâtre. Cézanne , a cette époque, était familier de cette pratique.
L e sujet :
Une femme nue est allongée sur un sofa bleu, genre « crapaud », dont le dossier s’ arrondit en accoudoir, soutenant le dos de l’ utilisatrice. Sa tête de trois- quart est légèrement inclinée sur sa droite ; elle a ses cheveux longs d’ un blond roux éparpillés sur les épaules. Son bras droit appuyé sur le dossier se termine par une main tenant un miroir. Le bras gauche malgré l’ appui du coude se termine par une main décontractée.
La jambe droite allongée cache a demi la gauche repliée en arrière.
Les coloris : Le sofa est bleu, légèrement allégé de blanc et de vert . Le fond, a base de blanc est mêlé de gris , de bleu et de vert.
Les ombres sur la femme déclinent les mêmes tons.
Le tout donne son unité a l’ œuvre, par ailleurs très concise .
Cette petite étude fut conservée par Cézanne, témoignant de sa satisfaction.
Par le truchement de l’ Olympia de Manet elle est issue d’ une longue lignée de nus allongés ,tout au long du 19e siècle, descendant des « majas « de Goya ; et depuis la Vénus d’ Urbino de Titien , la liste est longue.
ZOLA PUBLIE L’ ASSOMOIR EN 1876, d’ abord en feuilleton puis dans sa version intégrale en livre.
Dans ce roman Gervaise, l’ héroine, a une fille Nana , qui devient courtisane . Son histoire personnelle se développe dans le roman suivant : « NANA ». Les premiers chapitres sont rédigés a l’ automne 1878 et publiés en feuilleton dans la foulée en 1879. Le succès comme pour l’ Assommoir est immédiat et le livre sort fin Décembre 79.
Entre temps Zola , pour profiter au mieux de son succès , adapte » l’ Assommoir » pour le théatre .
Cézanne écrit a son ami de lui réserver une place le 24 Septembre 79. Il monte de Melun a Paris pour assister a une représentation. Il remercie Zola le 9 Octobre. Dans cette lettre il précise : « J’ ai vu annoncée la prochaine apparition de Nana pour le 15, par une grande toile, qui recouvre tout le rideau du théâtre » Puis il séjourne quelques temps a Melun , ou il peint la neige .Le grand froid l’ en chasse et il se réinstalle a Paris en Avril , rue de l’ Ouest, ou il demeure j usqu’ en Septembre 1880. Il a lu les épisodes de « Nana » au fur et a mesure de leur parution , et a reçu le livre dès sa parution en Janvier 1880 .En Février il félicite son ami pour la qualité de son volume, et souligne le manque d’ intérêt de la presse locale, qu’ il traite de « sales feuilles » ;J . Rewald commente cette remarque comme « un mutisme hostile de la presse »qui n’ a cependant pas empêché le succès populaire de Nana.
Dans le roman, Nana mène grande vie et boit des quantités de vin de Champagne, boisson considérée a l’ époque comme vouée aux femmes. Aussi, un négociant en Champagne a- t- il eut l’ idée de créer une cuvée spéciale « NANA », dont le nom et l’ étiquette sont déposés au greffe du tribunal de Commerce de Paris le 24 Mai 1880. L’ étiquette y est décrite rapidement : » une femme blonde couchée sur un sofa, tenant dans sa main droite une flûte de champagne dont la mousse sort du verre « .
Peut- on imaginer qu’ un Zola , qui fut le créateur pour Hachette en1864 d’ un véritable département de publicité , ou plutôt de « réclame » ainsi qu’ on la nommait, et qui savait si bien s’ en servir, n’ ait pas été au courant de l’ utilisation du titre d’ un de ses romans phare . D’ autant que la diffusion de l’ un faisait de la promotion pour l’ autre, comme au bon vieux temps d’ Hachette !!! Promotion déjà entamée par l’ annonce au théatre relatée par Cézanne lui-même.

On le sait il est a Paris , ou en région parisienne, depuis Avril 79 . A partir d’ Avril 80 il fait un long séjour a Pontoise, entrecoupé d’ aller et retour a Paris ou Médan et ne rentrera a Aix qu’ en 1882 .
Sur le thème de l’ étiquette, nous possédons deux dessins dont un représente la même femme une flute de champagne levée a la main. Ce dessin reprend en tous points , exactement, tous les détails de sa première petite œuvre, décrite ci- dessus , a l’ exception du miroir , remplacé par le verre et du voile absent ;soulignons ici que même les coloris choisis par le lithographe sont ceux de la première version peinte, alors que le coloris traditionnel chez les courtisanes était plutôt le rouge cramoisi. Le dessin avec la flute est daté par Chappuis de 1876- 79. Il figure dans un carnet ou les autres dessins datent également de cette époque .Ni Chappuis , ni Rewald ,ni Reff ne connaissaient cette étiquette , pas plus que l’existence d’ un champagne Nana. Leurs datations sont uniquement stylistiques.
Pourtant , une coincidence entre ces deux œuvres de Cézanne et l’ étiquette, ne semble pas envisageable .Elles sont indéniablement liées, mais dans quel ordre ?
Le second dessin représente la même femme , même geste, mais sans le verre ; a la place apparait l’ ébauche d’une tête de cygne. Chappuis le date de 1880.


Viennent ensuite, deux toiles sur le même thème , reproduisant le sujet avec des coloris proches de l’ étiquette. Mais pour autant sont-elles des copies de l’ étiquette comme l’ affirme le professeur j. Cl. Lebensztejn, très content a juste titre, de sa découverte inopinée de l’ étiquette au musée de la Contrefaçon.
Adrien Chappuis et Theodore Reff se demandaient quelle avait pu être l’ inspiration du tableau » Leda et le Cygne » en supputant la copie d’ une image de presse, comme le peintre l’ avait pratiqué essentiellement entre 1860 et 1872 environ.
Le dessin de Cézanne est- il une copie de l’ étiquette ou au contraire une judicieuse suggestion en vue d’illustrer le roman au travers de la marque de Champagne ?
Arrivés a ce niveau, il est néccessaire de rappeler la proximité avec la partie centrale du tableau de thomas Couture, »Les romains de la décadence », ou une femme est allongée, alanguie ,dans une pose très proche. Le fait que l’ image soient inversée ne change rien : on le sait , Cezanne a conservé toute sa vie dans son atelier la gravure du tableau. Celle-ci est inversée. Bien sur le graveur de l’ étiquette pouvait le connaitre aussi ; cependant pas pour la comparaison suivante :

Les coloris de ce tableau « Léda et le cygne » sont étrangement proches , en plus de la pose du nu , de l’ ambiance bleutée développée par Greuze dans son tableau « Le triomphe de Galathée » accroché au musée Granet d’ Aix en Provence , ayant fait partie de la donation Bourguignon de Fabregoule en 1860, que Cézanne a bien dut voir lors de sa visite en Octobre 1866 ; Voila qui expliquerait fort bien le choix de la tonalité tant du tableau que de l’ étiquette ,par le jeu de sa prodigieuse mémoire déjà étudiée avec « La fin de Sidoine » .De plus ,entre 66 et 78 le peintre a bien pu retourner voir cette collection, ou les « joueurs de cartes » des frères Lenain seront quelques temps après le départ d’ une de ses plus belles series d’ œuvres.
Mais revenons a nos œuvres de base :
En examinant en détail l’ étiquette et le premier dessin, on remarque que le voile cachant le sexe de la femme est strictement identique. Il part de l’ arrière de la jambe droite pour se rabattre sur sa cuisse, puis le bas de son ventre ; par contre les traits du visage sont particulièrement vulgaires sous la main du lithographe, qui ajoute autour de son cou une chaine et une médaille qui ne figurent sur aucune œuvre de Cézanne : marque de l’ auteur de la gravure qui cherche a se singulariser ou oubli de Cézanne ?
Même s’ il est exact que les datations des œuvres de Cézanne sont floues, l’ antériorité de » La femme au miroir » ne fait aucun doute et la façon dont les dessins et peintures lui succèdent est bien cézannienne ; sans oublier comment l’ artiste s’est inspiré des écrits de son ami depuis le début. Le fils du peintre avait précisé a Ambroise Vollard qu’il s’ agissait , au moins pour la peinture ou Cézanne superpose deux sujets, d’ une étude pour Nana, détail que son père avait du lui indiquer plus tard, au moment de ses premières expositions chez Vollard, compte tenu de l’ age qu’ avait le fils a l’ époque de leur exécution( rappelons sa date de naissance : Janvier 1872 ).
Monsieur Lebensztejn considère dans ses « Etudes cézanniennes » le geste de Cézanne de copier l’ étiquette « comme un hommage privé a son ami d’ enfance » .Faute de preuves précises dans un sens ou l’ autre , il est plus juste de suivre la progression artistique du peintre pour élaborer une hypothèse plausible. Une conclusion plus adéquate place cette étiquette comme une copie du dessin de Cézanne avec en mémoire les couleurs du tableau » La femme au miroir » , et probablement celles de « Galathée « , qui trouvent un développement logique dans » Léda et le cygne « . Mais , toutes réflexions faites , il pourrait bien dater de la même année que les deux dessins.
Reste maintenant a essayer de préciser la datation de l’ étiquette elle-même :

Une chose est absoluement sure : la date du dépôt de la marque et le thème de l’ image de l’étiquette . L e 24 Mai 1880 dépôt numero 14223 .
Au centre , on voit l’ étiquette elle-même. A cheval sur celle-ci figure le tampon du greffe du tribunal de commerce de Paris , et un autre numéro : 37634.
Ce numero beaucoup plus élevé est le numero d’ enregistrement national, même date: eneffet , le règlement de l’ époque obligeait a deposer simultanéement un enregistrement local, et un autre, national.
Fin Mai 1880 est donc incontournable. L’ idée d’ un Champagne » NANA »est déposée; avec son étiquette prévue.
Alors revenons au principal, le sujet lui même; je veux dire sujet- dessin – tableau – étiquette .
Il faut reprendre l’ analyse précise du tableau lui même » Leda et le cygne », sans oublier qu’ a l’ heure actuelle il est daté de 1880 – 1882 aussi bien par la Fondation Barnes propriètaire de l’ oeuvre que par Pavel Machotka dans » Cézanne, la sensation a l’ oeuvre » .
En dehors de la beauté plastique du sujet, ses couleurs très fortes et magnifiques appliquées en touches nettes et séparées ( ce qui le date ) mettent en valeur le visage de cette femme offerte a l’ admiration des spectateurs : il comporte une expression triste et désabusée clairement lisible.
Voila la plus grande singularité de l’ oeuvre, quasiment unique dans la suite des nus féminins de l’ artiste. Depuis sa jeunesse et de plus en plus j’ usqu’aux derniers tableaux Cezanne s’ emploiera a dépersonnaliser ses nus. En 1880 ,la longue série des » baigneuses » est largement entamée, et mis a part la longueur ou la couleur des cheveux, rien ne caracterise l’ identité de ces femmes .
Or ce n’ est pas le cas de » Leda » ( deux dessins et deux tableaux ) dont le principe est contraire.Il n’ est pas comme les autres pour une raison simple : c’ est un portrait que Cezanne réalise, un portrait de » Nana » , issu des descriptions de Zola dans son ouvrage. En une seule image le peintre retrace son histoire, depuis son succès foudroyant dans une mauvaise pièce ou elle tient le rôle de Vénus attirant les désirs et les convoitises de ses contemporains jusqu’ a la triste fin qui l’ attend.
Le brillant récit de Zola autour de la destinée de cette cocotte, personnalisant toutes les représentantes du demi- monde de l’ époque , remporta très vite un succès inégalé. Cézanne en était très admiratif et devant le » silence des sales feuilles » qui l’ indigne , il reprend la défense de son ami, comme autrefois, mais avec son pinçeau: il fait le portrait de son héroine. Il n’ y a que cette explication.
Conformément a sa nature , il la représente avec ses propres références allégoriques détournées des visions convenues. Marie louise Krumerine dans son ouvrage publié en 1990 en marge de l’ exposition de Bale » Les Baigneuses » mentionne comme origine de cette Léda une image sur le sujet parue en 1862 dans le journal » L A rtiste » que Cezanne consultait: voir dans le chapitre III la note 41.
Dans l’ antiquité Léda et Vénus était toutes deux déesses de l’ amour, la première grace a son aventure avec le cygne – Zeus . Le cygne , lui , a été un des attribut de la première, Vénus; ce cygne qui en volant entre ciel et terre attire les humains vers l’ Olympe. Le geste particulier du cygne prenant Léda – Nana par le poignet pourrait s’ expliquer ainsi. Il l’ entraine par ce geste chaste plus haut que les humains, dans la mythologie : au firmament du succès.
N’ est – ce pas cela le compliment personnel de Paul a Emile ?
Comment expliquer autrement la différence entre cette petite série et l’ immense majorité de ses autres nus féminins , même allégoriques .
Pour réaliser cette oeuvre Cézanne n’ avait vraiment pas besoin de copier cette étiquette. C’ est probablement le contraire qui se passa entre Avril et Mai 1880, moment précis ou il séjourne a Paris, rue de l’ouest, et ou on sait par ses lettres qu’ il vit Zola.
Dans le but de réaliser ce portrait le peintre dut faire les deux ébauches au crayon, issues de la « Femme au miroir » ( au visage impersonnel et sans expression ), puis il dut attaquer la toile pour en determiner l’ harmonie générale, toujours en suivant son modèle mental , agrémenté des diverses influences sitées plus haut. C’ est certainement l’ ensemble plus ou moins avancé qui servira de modèle a cette étiquette, qui s’ en inspire de près, mis a part la petite fantaisie ajoutée par le lithographe autour du cou de la femme . Le tout par Zola interposé peut- on en douter…Le tableau lui même sera terminé quelques semaines plus tard comme souvent pratiquait Cézanne. C’ est aussi ce qui explique pourquoi madame Krumerine a glissé rapidement sur la signification de cette peinture qui ne cadrait pas avec le s autres nus , et ne pouvait s’ expliquer comme les autres . Lors de la rédaction de son admirable livre cet épisode » champagne Nana » lui était inconnu.
Mais au fait, qu’ advint il de ce champagne perdu dans la nuit des temps?
Début 1882, les producteurs et négociants en champagnes se regroupent en syndicat, pour se défendre contre le flot de vins falsifies prenant le nom de champagne au prétexte qu’ ils faisaient des bulles et sans rapport avec l’ origine …Les archives du syndicat ne mentionnent nulle part René Rameau, a l’ origine du dépot d’ etiquette . Aucun procès verbal n’ a été retrouvé, entre 1882 et 1884 , ni a son nom , ni au nom d’ un champagne Nana . Seule trace donc , le depot lui même.
La boisson prévue était elle composée avec les origines voulues par la dénomination ? Le grand ménage de la profession a t il inspiré au createur de l’ idée un prudent retrait ?
Estce la raison pour laquelle cette idée fit PSCHITT…?
Pour l’ instant le champagne Nana n’ est connu que par cette petite image présentée au Musée de la Contrefaçon peut être pour de bonnes raisons.
A suivre
Tous mes remerciements:
- A Mr Verdier, au Musée de la contrefaçon , pour son aide chaleureuse et efficace auprès de l’ I N P I.
- A l’ U M C , union des maisons de Champagne, pour leur recherche dans leurs archives .
- E t au C I V C ,comité interprofessionnel des vins de Champagne .
Marie- Anne Macaigne , historienne de l’ art.