LE DÉFI DE ZOLA

Le pinceau et la plume – Chapitre 4

Les années de peintures « noires » a partir de 1870,vont s’ estomper rapidement. Les événements historiques s’ ajoutant a la présence a ses cotes d’ Hortence Fiquet , le rythme de vie de Cézanne va se trouver bouleversé .

Le 19 Juillet 1870 la France déclare la guerre a la Prusse.

C’ est la grande peur. Monet, Sisley , Pissarro partent pour Londres ; chacun selon son tempérament affronte ou cherche a fuir.

Cézanne ,lui, se réfugie avec Hortense à L’ Estaque, petit village au bord de l’ étang de Berre, ou sa mère lui a loué un logement.

Quelques jours plus tard , Zola , sa mère Emilie ,sa femme Alexandrine, et Bertrand , le chien, les y rejoignent. Dans les bagages , avec ses effets personnels ,Zola a emmené son portrait par Manet témoignant ainsi de l’ importance qu’ il lui accorde : tout le reste a été abandonné aux risques de la guerre , mais pas ce trésor…

Cependant, peu de temps après , les Zola repartent pour Marseille. Emile pourra plus directement remuer le ban et l’ arrière ban de ses connaissances pour faire vivre sa famille. Après avoir essayé de fonder un nouveau journal « La Marseillaise »,entreprise fragile, Zola finit par partir pour Bordeaux, suivi a la fin du mois de Décembre, par Emilie ,Alexandrine et le chien Bertand ! Zola redouble d’ activité et s’ essaye même a la politique. Il rentre a Paris en Mars 71 , quatre jours avant la Commune.

Pendant ce temps , Cézanne toujours installé a L’ Estaque , peint.

Après la fin de la Commune , en Juillet , il rejoint Paris, et attend la naissance de son enfant chez son ami le sculpteur Philippe Solari.

Le petit Paul voit le jour parisien le 4 Janvier 72 .

Cézanne retrouve ses amis peintres rentrés progressivement a Paris. Leur petite communauté se soutient mutuellement, dans la pauvreté ; car Cézanne n’ a surtout pas dit a son père qu’ il a charge d’ ames et sa pension est bien maigre pour trois .Il frequente moins Zola : leurs centres d’ intérêt s’ éloignent. Même si l’ amitié demeure, il s’ affranchit doucement de sa tutelle.

En Aout 1872, Pissarro est parti avec femme et enfants s’ installer a Pontoise. Il incite Cézanne a le suivre avec son bebé et sa mère . Peu de temps après ils sont installés a Auvers sur Oise.

Une aire nouvelle s’ ouvre pour Cézanne

Désormais, Emile ecrit, Paul peint , indépendamment.

Cézanne en s’ apaisant progresse et s’ élargit . Les discussions avec Pissarro devant le paysage sont des échanges aux résultats fructueux .

Pour courronner le début de son Renouveau, en Avril- Mai 74 ,il accroche a la première exposition impressionniste 3 tableaux : un « paysage a Auvers », une « Moderne Olympia » et « La maison du pendu », aussitôt acheté par Doria, le grand collectionneur ! Le fait mérite d’ être souligné par la fierté qu’ il dut en ressentir.

A l’ été , il rejoint Aix ;

Alors commence l’ alternance Aix- Paris, si fructueuse pour l’ artiste a la recherche de sa « petite sensation » ; Et la suite des chef d’ œuvre commence, paysages, natures mortes pour les jours de pluie, des scènes de personnages et quelques portraits toujours. Tout avance ensemble.

Zola envoie ses écrits a son ami qui, vient toujours le voir. Il gagne de l’ argent et s’ embourgeoise. La maison de Médan qu’ il vient d’ acquerir sert a Cézanne de base pour peindre le long de la Seine.

Le fameux portrait a rejoint le cabinet de l’ ecrivain.

Comment Zola n’ aurait- il pas remarqué les progrès fulgurants de son ami ?Aucune œuvre de cette époque n’ est accrochée chez lui ! Est-ce parce qu’Alexandrine n’ aime pas plus sa peinture que ses manières rustiques ? Cézanne , lui , ne manque pourtant jamais de féliciter Emile a chaque nouvel envoi de livre.

La « saga » des « ROUGON-MACQUART » avance. Chaque membre de cette famille représente une part de la société de la fin du 19e .Zola , a l’aide de ses études et notes très fournies, les épingle toutes dans une langue éblouissante. Certains se reconnaissent, d’ autres y voit le voisin et s’ en amusent.

En 1883 Manet décède et pour l’ exposition posthume Zola prête son portrait ; et reitère la defense d’ Edouart Manet.

Peu après , dans la suite de la saga ,vient le tour de L’ Artiste.

La , Zola ne fit pas de recherches, ses notes sont constituées de ses souvenirs. Et quand « L’œuvre » sort , duement envoyé le 31 Mars a Cézanne bien sur, mais aussi a Monet ,Pissarro…. Tous sont atterés et Monet prend sa plume au nom des autres aussi en ces termes :

« Mon cher Zola,

Vous avez eu l’ obligeance de m’ envoyer « l’œuvre » . Je vous en suis très reconnaissant.J’ ai toujours eu grand plaisir a lire vos livres et celui-ci m’ intéressait doublement puis qu’ il soulève les questions d’ art pour lesquelles nous combattons de puis si longtemps. Je viens de lire et je reste troublé, inquiet, je l’ avoue.

Vous avez pris soin avec intention, que pas un seul de vos personnages ne ressemble a l’ un de nous, mais malgré cela,j’ ai peur que dans la presse et le public nos ennemis ne prononce le noms de Manet ou tout au moins les nôtres pour en faire des ratés, ce qui n’ est pas dans votre esprit, je ne veux pas le croire.

Excusez moi de vous dire cela. Ce n’ est pas une critique ; j’ ai lu l »’ œuvre « avec un très grand plaisir, retrouvant des souvenirs a chaque page. Vous savez du reste mon admiration fanatique pour votre talent. Non, mais je lutte depuis assez longtemps et j’ai les craintes qu’ au moment d’arriver, les ennemis ne se servent de votre livre que pour nous assommer. «

A Pissarro , il confirme : « …j’ ai peur qu’ il ne nous fasse grand tort… »

Antoine Guillemet, peintre et ami de jeunesse de la petite bande, et qui de plu lui a fourni ses propres dossiers de l’ époque, écrit au romancier le 4 Avril aussi :

« …très attristant livre en somme…

Quand a vos amis dont vous meublez vos Jeudis’ croyez vous qu’ils finissent aussi mal ? Je veux dire aussi courageusement ? Hélas ! non. Notre brave Paul s’ engraisse au beau soleil du Midi et Solari gratte ses bons dieux. Aucun ne pense a se pendre, fort heureusement.

Pourvu , mon Dieu, que « la petite bande » comme dit Madame Zola n’ aille pas vouloir se reconnaître dans vos héros, si peu intéressants car ils sont méchants par dessus le marché….. »

Cézanne a lui aussi reçu l’ envoi a Aix ; sous le choc ,il est assommé.

C’en est trop. Pourquoi avoir donné ses traits a ce peintre raté qui se suicide pour un tableau qui ne vient pas ! Zola ne pense plus qu’a ses effets ; ou est le respect de cette amitié de plus de 25 ans ? Il se sent trahi et ne voulant pas faire d’ esclandre, le remercie froidement le 4 avril, lui aussi, , comme s’ il s’ agissait d’ un écrivain quelconque.

« Mon cher Emile,

Je viens de recevoir l »Œuvre » que tu as bien voulu m’ adresser. Je remercie l’ auteur des « Rougon- Macquard » de ce bon témoignage de souvenir, et je lui demande de me permettre de lui serrer la main en songeant aux anciennes années.

Tout a toi sous l’ impulsion des temps écoulés. »

A l’ aide des lettres de Monet et de Guillemet ( et elles ne sont pas les seules) on mesure mieux la position de Cézanne. Il ne le reverra jamais. C’est fini. Cézanne enfoui son chagrin d’ ami au fond de lui.

Mais le peintre a- t- il oublié ?

Voici la preuve que non.

Cézanne – Zola , ce n’ est pas fini…

LE DÉFI : 1868 – 1895

La mise en lumière de ce Defi est la conséquence directe de mes recherches Cezanne- Zola pour le premier tableau, La Fin de Sidoine. La chronologie des petits faits parvenus jusqu’a nous fait apparaître celle des relations Manet- Zola, dont Cézanne fut a a fois le témoin et le laissé- pour- compte.l

Donc, Zola fut un ardent défenseur du peintre Edouard Manet. Son premier coup d’ éclat en tant que critique d’ art fut un article publié a la suite du refus de son envoi au Salon de 1866. Il s’ agissait du « Portrait de Rouvière dans le rôle d’ Hamlet » et du célèbre « Le Fiffre », soutenu activement par Zola dans « l’ Evènement » du 7 Mai 1866. La polémique qu’ entraîna ce soutien fut si vive qu’ elle causa sa démission du journal. Il fut suivi d’ un nouvel article dans « Le moment artistique » .

A l’ automne une suite de lettres entre les deux hommes nous révèle le projet d’ illustration des » » Contes a Ninon ».Cézanne l’ ignora probablement mais nous pouvons remarquer qu’ ils’ agit la du projet idéal formulé par Zola dans sa lettre a Cézanne du 25 Mai 1860 , comme nous l’ avons vu au cour de la recherche du sujet du tableau » La fin de Sidoine ». La réalité gomme les rêves et Zola est pressé d’ avancer. Manet accepte l’ offre. Cependant Mai 1867 Lacroix est contacté et refuse l’ édition . Il faut attendre celle de 1883 pour voir apparaître trois gravures de Jeanniot , bien palottes.

Le 1 Janvier 1867 Zola insiste en publiant dans la « Revue du 19e »: Une nouvelle manière en peinture , Edouard Manet. »Le lendemain le peintre lui écrit pour le remercier : » Mon cher Zola, c’ est de fameuses étrennes que vous m’ avez donné là…. Je me décide à faire une exposition particulière…. »

Ainsi les tableaux refusés seront présentés au printemps à l’ Alma ,dans une exposition organisée aux frais du peintre, au milieu d’ une cinquantaine de ses œuvres..

Dès lors Zola défend l’ homme autant que sa peinture. Il publie pour l’occasion une plaquette « Manet » sur sa biographie et son oeuvre. Et c’est en remerciement que Manet lui propose de faire son portrait et de l’ envoyer au Salon de 1868 ou il sera accepté. Zola réitère alors sa plaidoirie dans L ‘événement illustré du 10 Mai 1868 en écrivant à propos de son portrait:

» Le portrait qu’ il ( Manet) a exposé cette année est une de ses meilleures toiles. La couleur en est très intense et d’ une harmonie puissante. C ‘ est pourtant là le tableau d’ un homme qu’ on accuse de ne savoir ni peindre ni dessiner. JE DÉFIE TOUT PORTRAITISTE DE METTRE UNE FIGURE DANS UN INTÉRIEUR AVEC UNE ÉGALE ENERGIE SANS QUE LES NATURES MORTES NE NUISENT A LA TÊTE. Le portrait est un ensemble de difficultés vaincues….. L‘œil oublie l’entassement des objets pour voir seulement un tout harmonieux » .

Dans ces parutions , on devine les discussions sur la peinture du temps entre Emile et Paul. Zola ne s’ en cachera d’ ailleurs pas, témoin la publication d’ une de ses lettres au jeune peintre datée du 20 Mai 1866, en forme de dédicace a ses écrits sur l’ art, publiés d’ abord sous le pseudonyme de Claude , puis sous son propre nom. Il y interpelle Paul avec ses souvenirs d’ enfance. Cette lettre est pleine d’ amitié et , très lucide il y remarque combien les artistes ont la peau plus tendre que les écrivains : « ..vous autres les peintres vous êtes plus irritable que nous les écrivains… »

Lucide, Zola !… et Cézanne encaisse la réflexion,assez juste en ce qui le concerne, probablement toujours grognon !Mais probablement amusé , et satisfait des diatribes de son ami envers le jury du Salon.

Cézanne en 1868 est à Paris. Plus jeune de sept ans que Manet il en est encore à l’ apprentissage de son métier. Il suit d’autant plus l’affaire qu’ il a connu Manet avant Zola chez Guillemet, ami commun ,ou Manet vit et admira ses natures mortes. Il semble même qu’ il mit en contact Manet et Zola à la suite de la publication de l’ article du 7 Mai 1866.

Qui pourrait imaginer que Zola et Cézanne n’ ont pas déjà parlé ensemble des œuvres de Manet et que , la suite de ces événements , avec l’ article final ou Zola lance son défi aux peintres ,n’ a pas marqué la mémoire du jeune Cézanne? A cette époque il a , lui aussi entrepris un portrait de Zola ,maintes fois détruit puis recommencé, exhumé fin 2010 des dernières pièces de la collection Vollard. Il a aussi peint pour son ami un tableau » L’ enlèvement » de grande dimension, daté de 1867. Bien sur à cette époque l’ oeuvre de Cézanne est à peine ébauchée ,mais l’ écrivain ne le défend guère. En tous cas il ne défend pas sa facette « peintre « .

Rien n’ est changé depuis sa réflexion a Baille dans sa lettre de 1861 :

« Paul peut avoir le génie d’ un grand peintre,il n’ aura jamais le génie de le devenir. »

Très vite ,le portrait par Manet est accroché chez Zola. Durant la guerre de 1870, il sera le seul des tableaux emporté par l’écrivain dans sa fuite a Marseille . Quelques années plus tard ,il sera à Médan dans son bureau .

Après la mort de Manet il le prête pour l’ exposition posthume de Janvier 1884 à l’ école des Beaux- Arts. Cézanne n’ est pas a Paris. . Zola signe une longue préface pour le catalogue malgré son abandon de la critique artistique ; il y remet a l’ honneur sa défense , qui agit comme une sorte de piqûre de rappel pour le public. Mais Cézanne se tient au courant et dut le savoir.

Entre temps , Cézanne peint, progresse et ne cesse de retrouver chaque année son ami Zola qui ne peut ignorer la transformation de sa peinture.

En 1886, quand parait le roman « L’Oeuvre », les peintres impressionnistes et plus encore Cézanne le reçoivent avec » inquiétude ». L’ impressionnisme avec ses meilleurs représentants, les amis de Cézanne, Pissarro et Monet, a beaucoup avancé ,et le succès se manifeste. Le développement des lignes de chemin de fer a en particulier déversé des wagonnées entières de citadins a la campagne. Chacun commence a apprécier la nature, la lumière, le soleil, et de facto la peinture qui les représente .Zola ne semble pas voir ce cours de l’ histoire ,et son personnage, enfermé dans son atelier, en proie a son désespoir finit par se suicider : il n’ est déjà plus le peintre de son époque , malgré les traits de Cézanne. Le seul commentaire du livre que Cézanne laissera a la postérité est cette remarque laconique mais cinglante :

« Quand un peintre rate un tableau, il en recommence un autre ; il ne se suicide pas ; » cette description d’ un peintre raté qui a tant de points communs avec Cézanne lui-même… ! représenté au final sous les traits d’ un incapable .Inacceptable !…Il se referme un peu plus encore.

Fraîchement réconcilié avec son père en fin de vie, il épouse Hortense le 28 Avril , a Aix.

Mais elle s’entend mal avec la famille, et de plus en plus elle prolonge ses séjours parisiens.

D’ailleurs sa peinture ne la touche pas . Elle accepte simplement de servir de modèle , avec la patience d’ une pomme, comme l’ exige Paul.

A la fin de l’ année , le père décède, transformant sa situation financière.

Cette année 1886 est une année charnière pour le peintre, a tout point de vue .

Et il peint.

Il se met a peindre « Sainte Victoire » comme l’ appelle les aixois.

Car il ne l’ avait encore jamais peinte en tant que telle.

Alors , Il la contourne , il l’ apprivoise, et s’ en approche tout doucement, de toile en toile.

Désormais , elle devient sa « Victoire ».

L’ écrivain , lui ,qui n’ a eu cure de blesser cet homme qu’ il ne comprend plus depuis longtemps ne voit toujours pas ce que peint son ancien ami ; ou préféré n’ en pas parler…

Seule compte son œuvre a lui !…

Cézanne ne reverra jamais son Zola.

Il l’ évitera même soigneusement quand quelques années après il sera de passage a Aix- en Provence, pourtant prévenu de son arrivée par la rumeur .

Entre temps , après la mort de Manet, un jeune critique émerge. Âgé de vingt huit ans, l’ age qu ‘avait Zola au moment de ses premiers articles, Gustave Geffroy reprend le flambeau et qualifie Manet d’ « initiateur » en le replaçant dans l’ évolution de la peinture du 19e auprès de Corot, Jongking, Degas et Claude Monet.

En Janvier 1890 , lors de l’ exposition des XX à Bruxelles, ou Cézanne a envoyé trois tableaux, Georges Lecomte, autre jeune critique et ami proche de Pissarro le place à son tour dans l’ évolution de l’ impressionnisme.

En 1891 plusieurs articles parlent de l’ oeuvre de Cézanne sous la plume d’Emile Bernard, de Félix Fénéon et de Huysmans. Mais il ne sort pas de l’ombre et refuse d’ exposer au salon des Indépendants.

En Avril 1892 parait dans « La revue indépendante » un article rédigé par Georges Lecomte, vantant les qualités de Monsieur Cézanne , un des premiers annonciateurs des tendances nouvelles et son influence dans le développement de l’ impressionnisme.

C’ est le moment choisi par Geffroy pour lui emboîter le pas. Il connait bien peu l’ artiste et écrit à Monet pour lui demander comment il peint et ou il pourrait voir les œuvres de ce peintre qui refuse tout contact: «Pouvez- vous prendre le temps de m’ écrire un peu longuement tout ce que vous savez et pensez de Cézanne. C’ est un vrai travail que je vous demande mais je suis bien embarrassé pour une notice urgente. Si vous pouvez me dire ou voir des Cézanne? …. » ( lettre 83 lot 112,musée d’ Orsay ,Geffroy à Monet ,années 90,mais sans date exacte.)

Le 15 Déçembre 1893 , il publie un article sur l’ impressionnisme ou il mentionne Cézanne, illustré de son portrait d’ après une eau-forte de Pissarro.

En Mars 1894, à la vente de la collection Duret , trois tableaux de Cézanne figurent et font un prix dérisoire; elle est suivie de peu par la vente après-déçès du père Tanguy ( le 2 Juin) ou les prix des Cézanne ne décollent pas. Son absence des cimaises et la rareté des articles de presse en sont la cause.

Le 25 Mars, pourtant , Geffroy risque un long article dans « Le journal » . Malheureusement celui- çi manque de la chaleur qu’ aurait pu entrainer une connaissance plus en profondeur de l’ œuvre elle même ou une rencontre avec l’ artiste. Il est possible qu’ il s’agisse de la « notice » dont il parle dans sa lettre à Monet.

Cependant, l’ événement est tel pour Cézanne que peu lui importe la profondeur des sentiments du critique qu’ il ne mesure pas encore; le lendemain ,26 Mars, étant en région parisienne, il le remercie chaleureusement par écrit.

« Monsieur,

J ‘ ai lu hier la longue étude que vous avez consacrée à mettre en lumière les tentatives que j’ ai faites en peinture. je voulais vous témoigner ma reconnaissance pour la sympathie que j’ ai rencontré en vous. «

La suite est connue : Claude Monet les invite à l’ automne chez lui à Giverny, pour qu’ ils se rencontrent. Puis en Décembre, Geffroy lui envoie un exemplaire de son livre » Le cœur et l’esprit » ou flotte un souvenir de leurs discussions artistiques chez Monet.

Le 31 Janvier 1895 , Cézanne le remercie :

« Monsieur,

J’ ai continué à lire les études qui composent votre livre » Le cœur et l’ esprit » et sur lequel vous avez bien voulu écrire une si sympathique dédicace en ma faveur. Mais en poursuivant ma lecture, j’ ai appris à connaitre l’ honneur que vous m’ avez fait. Je viens vous prier de me conserver par la suite cette sympathie qui m’ est précieuse . «

L’ honneur que vous m’ avez fait….?

John Rewald commente dans ses notes de l’ édition des lettres de Cézanne à juste titre »: » Il est possible que cette phrase se rapporte à un passage du livre dans lequel l’ auteur fait tenir à un vieillard des propos qui ont du ressembler aux idées que Cézanne avait exprimées à Giverny et qui se retrouveront d’ une façon semblable dans ses propres lettres. Le peintre aurait ainsi apprécié la manière dont Geffroy avait transcrit ses pensées en faisant tenir à son personnage ces magnifiques propos:

« La nature me fournit , sur cette terre, cet extraordinaire privilège qu’ a l’ homme. Elle nous ouvre les yeux, comme à tous les êtres, sur le spectacle qui est, et elle nous donne des sens pour en jouir. Elle nous pourvoie, comme tous les êtres, d’ un cerveau qui devient le rendez- vous de nos sentations . Mais nous voyons bien que la cérébralité de l’ homme peut seule relier les faits et déduire des accidents les hypothèses d’ attente et des lois. C ‘ est par cette domination des idées, qui est notre lot, que nous sommes plus forts que notre sort, et que nous pouvons nous survivre….

« …Je me suis demandé si ce temps si court qui nous était donné pour nous mettre en contact avec les choses était mieux employé à essayer de comprendre l’ ensemble ou à nous assimiler tout ce qui est à notre portée. Le cerveau qui pense trop est un poids trop lourd pour le corps….En moi, la jeunesse regrètte la vie qui décroit, elle commande aux forces qui me restent, elle veut jouir des derniers soleils, de tout ce qu’ il va falloir quitter, de la verdure, de l’ eau, du vent, du matin, du soir, elle veut voir encore, aimer encore, avant de disparaître. »

Ainsi, vingt cinq ans plus tard, la défense substantielle de Geffroy à l’ apparence sinçère ramène probablement Cézanne en arrière. Son heure serait- elle enfin venue? Ne serait- ce pas l’ occasion de relever le Défi de Zola ? Les propos précis de sa lettre du 4 Avril 1895 au critique témoignent dans ce sens:

» …J’ ai l’ intention de monter à Belleville et vous soumettre un projet que j’ ai tantôt caressé, tantôt abandonné et que je reprends parfois…. »

On le sait maintenant, ce projet était de peindre ,en remerciement ,le portrait de Geffroy, à l’ exemple de celui de Zola par Manet; et, comme l’ écrivain le raconte dans son livre vingt ans plus tard « Monet, sa vie ,son oeuvre « :

» Cézanne parut se prendre d’ amitié pour moi et me demanda de faire mon portrait avec l’ espoir d’ exposer la toile au Salon, au Salon de Bouguereau, spécifiat- il; et peut être pourrons – nous y obtenir une médaille. »

Aussi se lance -t’ il dans l’ aventure avec enthousiasme, entreprenant l’ idée de placer le modèle ,conformément aux termes du Défi de Zola , dans une nature morte dont les objets le symbolisent.

En ce qui concerne le portrait de Zola, chaque détail a été étudié et identifié par les historiens de l’ art .Pour le portrait de Geffroy, curieusement , cet effort n’ a pas été fait . Peu des objets sont identifiables, on s’ est juste focalisé sur la statuette attribuée a Rodin par l’ ecrivain parlant de son portrait dans son livre en 1924. Personne ne semble s’être penché sur ce qui figure sur la cheminée , pendant de la bibliothèque , ou les livres eux ne sont pas caractèrisés.

A gauche , on distingue pourtant nettement une brochure sur laquelle se lit le mot « SOIR », avec l’ O inscrit en rouge, le tout précédé d’un M . L’ inscription surmonte un cartouche ovale ou figure un petit personnage en couleurs sur un fond noir. Le tout calé par un livre relié , entrouvert et debout, dont on voit le dos.

Pour répondre a cette interrogation, il ne m’ a pas fallu longtemps :  la Bibliothèque Nationale  m’ a fourni  la liste des  écrits publiés de Gustave Geffroy. Il s’ y trouve une brochure , dont un exemplaire m’ a été montré.

MUSÉE  DU SOIR

Aux quartiers ouvriers ,

Le Temple. Le Marais . Le Faubourg Saint Antoine .

Question d’ art ; Question de travail.

Le cartouche, gravé en noir et blanc, comme le reste de la couverture , est signé de Eugène Carrière. Il représente un ouvrier typographe penché sur son ouvrage. L’ image diffère nettement de ce que l’ on voit sur le tableau de Cézanne, mais on ne peut douter qu’il s’agisse de la même brochure , enjolivée de couleurs pour la faire remarquer .

Celle-ci était parue en Décembre 1894,après deux articles sur le sujet a l’ automne Elle était destinée a promouvoir l’ idée d’ un musée spécifique ment dédié aux artisans, ouvert le soir,afin de leur permettre de s’ y rendre après le travail. On devait y présenter par roulement des œuvres que ces artisans ne pouvaient voir le jour, une sélection du meilleur de leurs productions, et ainsi nourrir leur créativité :

« … Faites le terrain , la fleur s’ épanouira…. » écrit Geffroy.

La  fleur !

La fleur qu’ apporta le peintre un beau matin, en papier pour ne pas se faner . Elle est au beau milieu de la composition , en bouton ,et ostensiblement dirigée vers l’ auteur de la brochure, pour rappeler la signification de la parution : C’ était le combat du jour du critique , a la suite de Clémenceau .Mais la brochure , peu vendue, fut oubliée , comme le projet, enterré par le député Marcel Sembat au début du XXe siècle. Et cet épisode oublié par l’ Histoire de l’ Art.

Est-ce une discussion au sujet du contenu du projet, loin des idées de Cézanne, et trop teinté politiquement qui finit d’ éloigner le deux hommes ? La susceptibilité de Cézanne, bien connue , ne supportait pas la contradiction.

Les conversations échangées pendant le temps de peinture durent dégrader la qualité de leur relation, sur ce sujet, comme sur d’ autres. Cézanne se rendit- il compte de la superficialité des jugements du critique dans ces échanges d’ idées? Peut- être. Un passage d’ une lettre du 9 Janvier 1903 , non publié dans la correspondance éditée par J. Rewald et occulté par Vollard ,a été révélé lors de l’ exposition sur Cézanne en 1995-96 ( catalogue page 562 ) .Cézanne y écrit :

« Comment ce critique si distingué, en est- il arrivé à une si complète castration de sentiments ? C’ est devenu un homme d’ affaires. » ,

à propos du livre « Le cœur et l’ esprit . On connait bien par la susceptibilité du peintre. Mais ces différents propos réunis éclairent un peu la situation qui s’ instalat entre eux . On est seulement certains qu’il finit par abandonner son oeuvre chez Geffroy, et, selon lui, ne jamais la terminer. Malgré sa promesse à Monet, Cézanne n’ y revint pas , fit reprendre son matériel par un coursier et ne revit pas le critique dont le jugement de non-fini est difficile à croire quand on est devant le portrait au musée d’ Orsay : Pas terminée cette oeuvre? A part peut- être les mains, mais ne sont – elles pas comme le peintre les expriment toujours ?

Bien au contraire, cette œuvre frappe par le fini de quantité de détails : les livres ,derrière la tête de Geffroy sont soigneusement peints, presque laqués, comme la presque totalité de la moitié basse du tableau. L’ épaisseur palpable , au fini lissé , est inhabituel pour Cézanne. Il ne fait pas de doute que cette surface doit cacher bien des repentirs, mais le tableau n’ a jamais fait l’ objet d’ une étude technique, qui serait bien intéressante. Néanmoins , compte tenu du nombre de séances de peinture et en l’ absence de toute œuvre préparatoire, on peut penser que le jugement de « non- fini »du modèle et l’ insatisfaction du peintre lui-même ont entrainé l’ accumulation des couches qui nous interpelle. Arrivé a ce stade l’ artiste eut été obligé de recommencer. Mais capituler devant cet homme et détruire la toile , comme il lui est arrivé de le faire en privé, sans témoins ?C’ était impossible, ; en plus , une fois l’ élan premier passé …. .

L’ opposition intellectuelle sournoisement installée explique aussi l’énervement du peintre qui se sent dans l’ accomplissement du portrait. Cézanne s’ acharne , et au bout, n’ en peut plus .Il part apparemment insatisfait puisqu’il promet a son ami Monet d’ y revenir. Il ne le fit donc jamais et l’ on ne connaîtra pas son sentiment propre, car il n’ en fit pas de commentaires qui nous soit parvenu.

Mais le poids psychologique de ce projet, réponse a cet ancien Défi ,ne dut pas contribuer a alléger l’ atmosphère .

Même si l’ on se prend à penser que la perception de l’art par Geffroy était influencée par les idées politiques des peintres, pourtant sans rapport avec leur qualité picturale , Il ne s’ agit la que d’ une sympathie intellectuelle . Lui- même , dans la sphère de Georges Clémenceau , ne cachait pas ses choix d’ idées, jusque dans le sujet de ses livres . Toutes idées que ne partageait pas Cézanne.

Bien entendu, le projet d’ exposer l’ œuvre au Salon s’ écroula et le tableau ne fut montré à personne par Geffroy, le considérant au mieux comme inachevé, jugement qu’ il concentre sur sa figure, ; pourtant , nous reconnaissons bien la la manière de l’ artiste . L’ incompréhension entre les deux hommes est manifeste. Le jugement de Geffroy émis trente ans après et consigné dans le chapitre consacré a Cézanne de son livre «Monet, sa vie , son oeuvre » ne le rattrape pas vraiment ou pour le moins trop tard :

« Cézanne travailla a cette peinture qui est malgré son inachèvement une de ses belles œuvres. La bibliothèque, les papiers sur la table, le petit plâtre de Rodin, la rose artificielle qu’ il apporta au début des séances, tout est de premier ordre, et il y a bien aussi un personnage dans ce décor peint avec un soin méticuleux et une richesse de tons, une harmonie incomparable. Il ne fit toutefois qu’ ébaucher le visage et toujours il affirmait » ce sera pour la fin ». Helas, il n’y eut pas de fin. Un beau matin, Cézanne envoya chercherons chevalet, ses brosses et ses couleurs en m’écrivant que décidément l’ entreprise était au- dessus de ses forces , qu’ il avait eu tort de l’ entreprendre et qu’il s’ excusait d’ y renoncer. J’insistai…il revint et pendant une huitaine de jours , il travaillât, accumulant comme il savait le faire les minces pellicules de couleur, gardant toujours l’ aspect frais et éclatant de sa peinture. Mais la foi n’ y était plus, il partit pour Aix, envoya de nouveau chercher son bagage de peintre , et ne revint plus, laissant le portrait comme il laissa partout d’ autres tableaux. »

Cette fois ci Cézanne fit plus que prendre la mouche, et comme souvent oublier la raison d’ un mouvement d’ humeur : Il s’ en alla . Et ne revint pas.

Pour terminer cet épisode, Zola, dans un article sur le Salon publié le 6 Mai 1896 explique encore qu’ il ne fait plus de critique artistique et , a propos de Cézanne souligne : « ..On s’ avise seulement aujourd’hui de découvrir les parties géniales du peintre avorté.. » Quel aveu, le peintre avorté , c’était donc bien lui. La reconnaissance de parties géniales par les « on » n’efface pas l’affront. Et dire que c’ était pour ce Salon qu’il avait entrepris le portrait de Geffroy , abandonné dans un fond d’ appartement pour plus de dix ans.

Décidément ce n’ était pas encore l’ heure de Cézanne.

Le vrai succès fut lancé a la fin de cette même année quand Ambroise Vollard, a l’ œil tellement plus sensible, acheta ses 150 premiers tableaux, rue des Lions St Paul, au fils de l’ artiste, et lui organisa sa première grande exposition personnelle . Geffroy en profita pour acquérir chez lui , a petits prix des œuvres du peintre , qu’ il revendit avec son portrait , au marchand Bernheim, en Janvier 1907, non sans réaliser un substantiel bénéfice.

A-T- il jamais apprécié son portrait ? Probablement pas .Les propos de son livre laissent planer le doute.

A l’ aube du XXe siècle , le duel des deux géants s’ achève.

Aucun des deux protagonistes de ce Défi, maintenant oublié par la grande masse des historiens de l’ art, n’ en connut l’ extraordinaire dénouement. Ni Zola, l’ égoïste ambitieux, mort en 1902 , asphyxie, ni le fidèle et sentimental Cézanne ,mort discrètement a Aix fin 1906, privé d’ une victoire tant espérée par un Geffroy plus opportuniste que connaisseur.

Seul le tableau, dans l’ intensité de sa réussite demeure au dessus de cette mêlée, depuis le salon d’ Automne 1907 et défend encore dans ses nombreuses expositions , la mémoire du peintre génial, grâce a la générosité des descendants d’ Auguste Pellerin, son grand amateur, qui l’ ont offert au musée d’ Orsay.

Lire le chapitre 5
2019-08-07T10:32:08+02:00