CÉZANNE ET VIRGILE

Recherches 2013

 

Zola , arrivé à Paris deux ans avant Cézanne , s’ y adapte par force de nécessité . La nostalgie du petit paradis provençal partagé avec Cézanne , n’ empêche pas sa nature d’ écrivain de se préciser .Sa passion de l’ écriture se renforce très vite au contact avec le milieu parisien , en commençant par celui des artistes , pour s’ élargir très vite à la société toute entière , étude dont il va tirer des portraits saisissants dans une langue qui fait encore l’ admiration de nos contemporains .

Cézanne lui aussi explore , mais ne s’ adapte pas au milieu parisien .Celui de la peinture contemporaine affichée au Salon , attise son esprit critique et le pousse ailleurs .Mais il ignore ou est cet ailleurs qu’ il appelle de ses vœux . Les visites du Louvre lui ouvrent un monde d’ une telle richesse qu’il lui faudra une dizaine d’ années pour l’ assimiler et progressivement se révéler à lui-même .Pour cet artiste original il fallait tout essayer , inspiration , sujets ,composition, expression du dessin , rôle de la couleur. Cette succession fantasque de peintures suivant son instinct du jour désarçonnait son ami Emile qui , ne comprenant pas, se lasse de ces étapes impossibles à rattacher à quoique ce soit .

De même , bon nombre d’ historiens de l’ art sont frappés de stupeur par la différence entre ces années d’ apprentissage et la soudaineté de l’ éclosion de la partie majeure de son œuvre , a partir des années 70 . Et , faute de comprendre ,certains préférèrent , et préfèrent encore passer sur ces expériences . Pourtant sans ces explorations picturales, l’ artiste , profondément différent , ne pouvait se construire, et se confrontait à lui-même pinceau en main .

De ses lectures et de ses visites au Louvre , sa culture picturale s’ enrichit ; discutant de ses opinions avec celles de ses amis peintres , son esprit critique l’ aide à classer ses idées .Sa technique du maniement des couleurs , des mélanges , souffrent de la prérogative des sujets .Mais cela ne l’ empêche pas de se rêver grand peintre et devant l’ aveuglement de ses contemporains il fait de la résistance en les choquant , et présente au Salon le pire de sa production : ce qui fait parler de lui !

Cependant , dans le secret de son atelier se prépare le meilleur . Mieux vaudrait dire de ses ateliers , car en dix ans il ne fait pas moins de dix aller – retour Paris –Aix . De temps à autre il se projette sur de grandes dimensions de toile ou on le voit très à l’aise , le geste ample .

Ou ces œuvres ont-elles été réalisées ?

A Aix , ou à Paris ?

Même si on sait que certaines étaient destinées au grand salon du Jas de Bouffan comme » Le Christ aux Limbes », les grands formats , ont été réalisés indubitablement à Aix ou il avait plus d’ espace .Cette propriété achetée par son père n’ était pas un domicile permanent , du moins à cette époque , mais plutôt une maison de campagne, ou l’ artiste devait trouver refuge . Il y peindra le « Portrait de son père lisant L’ Evènement » , et celui d’ Achille Emperaire installé dans le même fauteuil . Le recul et la lumière lui permirent la monumentalité que prennent ces œuvres, ou son geste généreux s’ adapte au format choisi . L’ exiguité des ateliers parisiens limitaient probablement les dimensions de ses œuvres ; à l’ exception du « nègre Scipion », modèle de l’ atelier Suisse ou il travaillait , ou il dut être peint ; et avec quelle réussite ! De plus , ces petites dimensions , bien sur moins couteuses , permettaient aussi un déménagement plus facile ; et ces changements d’ adresse furent nombreux .Entre 1861 et 1870 on lui connait au moins quatre adresses différentes à Paris .

Une lettre de Zola à Valabrègue , datée du 19 Février 1866 , nous informe que Cézanne est à Paris et « rêve de tableaux immenses » .Certains sont déjà commencés : c’ est l’ année ou il entreprend une « Ouverture de Tannhauser » , effacé et recommencé plusieurs fois . Il ne nous en reste que la jeune fille au piano , connu sous ce titre . Commencé en Aout 1866 , selon le témoignage de Fortuné Marion à Heinrich Morstatt ,on suit dans leur correspondance l’ évolution du sujet d’ une année sur l’ autre sans que l’ on sache s’ il s’ agit de plusieurs tableaux distincts . Mais son propos parlant d’ une couleur bleue magnifique n’ a pas de rapport avec l’ œuvre que nous connaissons aujourd’hui .

La grande dimension du tableau « Le festin » m’ amène donc logiquement à penser qu’ il a été peint à Aix . En 67, 68 , 69 , l’ artiste fait de longs séjours au Jas de Bouffan . L’ idée première exprimée dans l’ œuvre préparatoire , a pu être imaginée à Paris , et son exécution sur toile entamée dans cette période.

Peindre , d’ imagination , une telle scène suppose une longue maturation .

LE FESTIN , ou L’ ORGIE ou encore LE BANQUET DE NABUCHODONOSOR :

Arrivée de Virgile dans l’ œuvre de Cézanne

Le sujet lui-même :

Entre 1867 et 70 , à la vue des grands exemples du Louvre ,les réminiscences de la culture antique dont il est pétri depuis le lycée se manifestent .L’ admiration du poète Virgile l’ habite toujours et ressort de temps en temps .Pour preuve le propos de Zola dans une lettre à Cézanne , datée du 30 Décembre 1859 , alors qu’ il prépare son droit :

« Puisque tu as traduit la seconde églogue de Virgile, pourquoi ne me l’ envoies tu pas ? Dieu merci , je ne suis pas une jeune fille, et ne me scandaliserai pas . »

Lue de nos jours , cette églogue n’ a rien de choquant . Il s’ agit seulement de l’ amour déçu du berger Corydon pour le bel Alexis ….Le tout situé dans une nature idyllique , dans une langue particulièrement poétique . C’ est cette poésie qui baigne aussi toute la première partie de « l Enéide », dont on est certain que Virgile en soit bien l’ auteur . Cézanne était très poète et Zola dont on ne peut douter du jugement, écrit à son ami le 1er Aout 1860 à propos d’ un petit poème intitulé « Hercule », reçu l’ année passée , perdu depuis :

« Mais toi , mon rêveur , toi , mon poète, je soupire quand je vois si pauvrement vêtues tes pensées, ces belles princesses . Elles sont étranges , ces belles dames , étranges comme de jeunes bohémiennes au regard bizarre, les pieds boueux et la tête fleurie . Oh , pour ce grand poète qui s’ en va, rend moi un grand peintre , ou je t’ en voudrai ….Fais moi oublier le Lamartine naissant par le Raphael futur ….

……Oui mon vieux, plus poète que moi, plus vrai : tu écris avec le cœur et moi avec l’ esprit ; tu penses fermement ce que tu avances, moi souvent , ce n’ est qu’un jeu, un mensonge brillant ….

…..Le poète a bien des manières de s’ exprimer : LA PLUME , LE PINCEAU, ….tu as pris le pinceau et tu as bien fait : on doit descendre sa pente . »

Cette dernière phrase fait justement allusion à la chute de la deuxième églogue dont il est question six mois plus tôt : « Trahit sua quemque voluptas » , « Chacun a son penchant qui l’ entraine . »

L’ ensemble de la lettre est fondamentalement intéressante pour pénétrer la nature et les aspirations de Paul Cézanne . A sa lecture comment ne pas relever la différence de jugement entre ces lignes et ce qu’ il écrivit quelques années plus tard , marquées par son découragement a le voir errer de toile en toile , et repartir si souvent à Aix .

Son expérience parisienne enrichit sa créativité , sans empêcher sa culture de remonter des profondeurs de sa nature . L’ idée de ce sujet de « banquet » en fait partie .

En 1862 63 , Gustave Flaubert publiait son roman historique « Salammbô », qui se passe justement à Carthage , lieu des amours de la reine Didon et du valeureux Enée . Le premier chapitre décrit un banquet organisé par les soldats d’ Hamilcar, dans son palais dont l’ inspiration pourrait provenir des récits antiques, enrichie d’ un grand luxe de détails colorés ; même si les banquets antiques hantaient déjà l’ imagination fertile du peintre, comme celui décrit le 23 Novembre 1858 , dans une lettre à Zola . Le poème est intitulé « Le songe d’ Hannibal » et commence ainsi :

« Au sortir d’ un festin , le héros de Carthage »………

Mais revenons à l’ Enéide .

Cette première partie contient la description de nombreux festins . Celui que les peintres classiques retinrent est celui que Didon offre en l’ honneur d’ Enée . Pour se mesurer à ses prédécesseurs Cézanne , selon son gout naturel choisit un épisode différent, tiré du livre 7 , ou Virgile décrit dans le palais de Thémis , le temple ou les dieux festoyaient . Il était situé dans un environnement sombre …

« ….un édifice auguste , dont cent colonnes décoraient l’ imposante structure , s’élevait dans les hauteurs qui commandaient la ville…. C’ était le palais de Themis, c’ était le temple des dieux. Là régnait la salle des banquets sacrés ; là , quand l’ offrande du bélier ramenait l’ heure solennelle, les grands venaient siéger en grande pompe a la table des fêtes ; rangés le long du vestibule les anciens maitres y revivaient dans leurs images taillées dans un cèdre antique…. »

Le point de départ de l’ aquarelle préparatoire pour le tableau , avec son aspect sombre ,et la salle fermée par des rangées de colonnes , semble bien sortir de ce récit . Puis , le peintre a cherché sur des feuilles séparées les positions des personnages, encore modifiées en les reportant ; elles-même sont tirées d’ autres parties du texte . Les objets du mobilier viennent à la fois de Virgile et des descriptions de Flaubert dans « Salammbô »

Pour son travail à l’ huile le peintre dans un premier temps reproduit la salle fermée de ses colonnes . Les modifications ultérieures laissent voir encore leur tracé . Il serait intéressant qu’ une analyse des différentes couches picturales puissent être faites et nous indiquent si la tonalité de départ était sombre .

En ce qui concerne les acteurs de cette grande « orgie » , on constate des modifications :

Le groupe de droite, avec l’ homme saisissant la femme à bras le corps, est conservé.

De même pour les convives écroulés sur la table, les servantes entrant et sortant portant amphores et victuailles.

A gauche, à la place du groupe confus , il utilise encore une copie créative d’ après Delacroix dans « L’ entrée des croisés à Constantinople » avec la femme emportée par un esclave la tête et les cheveux renversés . Et pour remplacer le couple du centre et stabiliser sa composition, il crée un personnage nouveau , probablement tiré du second chapitre de « Salammbô » intitulé : « Matho » . Il s’ agit du mercenaire , « le colossal lybien » , tombant amoureux de Salammbô ; décrit nu ( débarrassé de sa cuirasse ) les cheveux longs ( pas chez Flaubert ) ayant pris place en bout de la table du festin , allongé appuyé sur le coude gauche , dont le haut du bras est ceint d’ un morceau d’ étoffe pansant la blessure occasionnée par le jet du javelot de son rival…. Même si au final , cela ressemble aux bracelets que porte l’ esclave noir qui entre sur la scène du festin au premier plan , les deux personnages ne peuvent pas avoir la même fonction dans l’ histoire évoquée dans ce tableau , quelle qu’ elle soit . Ce n’ est pas l’ histoire qui compte pour Cézanne , mais ce que son imagination lui dicte . Cette peinture est bien encore « de jeunesse » .

L’ aquarelle préparatoire ne comporte pas de nus .La mise en place de ce grand corps dénudé , de dos , en bout de table , entraine le peintre , pour équilibrer sa composition , à lui adjoindre deux autres nus, à droite de la table ; l’ un est sans contestation un homme qui lutine une femme vêtue d’ une robe bleue ; son action est identique a celle du couple en bas à droite ; le second faisant face à la table y dépose des victuailles . Les esclaves noirs semblent eux aussi nus . Ils ne sont pas les premiers nus dans l’ œuvre du peintre , qui les utilisent plutôt dans les sujets tirés de la mythologie antique. Il accorde ainsi le sujet issu de son imagination transformatrice et le lieux devenu mythique de Carthage .

La position , à la fois pudique et compliquée ,de ce nu au centre de la toile, avec ses courbes et contrecourbes , le fascine dès ces années , et se retrouve par exemple dans deux petites peintures de 1870 ( R 160 et161 )de baigneurs et baigneuses et féminisée dans « Pastorale » de 1870 aussi ( R 166 ) , sans oublier quelques dessins proches , probablement antérieurs, comme « nus dans un paysage » daté par Chappuis 1864 – 67 (C H 116) :

Mais ce corps , à la fois reposant et émergent , sorti de l’ imagination de l’ artiste , pourrait bien représenter l’ étape suivant « La fin de Sidoine » , sujet qui précède « Le festin ». Psychologiquement , le peintre s’ éveille à lui-même . Malgré , et à cause de leurs différences les deux œuvres sont intimement liées et constituent le double pivot de la carrière de ce grand peintre . Les descriptions de Flaubert regorgent d’ un luxe de couleurs qui dut frapper Cézanne . Le lieu du festin dans Salammbô diffère notoirement de celui imaginé pour l’ aquarelle préparatoire , issu de Virgile : il est situé à l’ extérieur, le long du palais d’ Hamilcar ou les soldats ne peuvent pénétrer, et ombré d’ un immense velarium accroché à la terrasse du palais….

Sur le haut des terrasses le long des portiques, un enfant se promenant joue avec un fouet qui siffle , et des musiciens jouent de la lyre . : Cézanne saisit cette image et la peint .

Le passage d’ un récit à l’ autre a certainement entrainé la transformation du lieu ou la colonnade du fond disparait , laissant le ciel bleu intense lavé par le mistral qui a soufflé , apparaitre en claquant comme un étendart ! Cézanne n’ avait guère besoin de l’ influence de ses amis impressionnistes pour faire un tel ciel bleu qu’ il a au dessus de la tête et dans la description de Flaubert . C’ est aussi la première prise de conscience picturalement de l’ importance de la lumière solaire et du ciel méditérranéen, qui baignera ses chef d’ œuvres futurs.

Le tableau pourrait donc dater dans sa version définitive d’ avant 1872 , date suggérée par la plupart des historiens (excepté J . Rewald). D’ autant plus que l’ on connait maintenant assez bien les allées et venues de l’ artiste :

En 1870 au début de la guerre , et en 71 , il ne se présente pas à l’ appel . Classé comme « réfractaire , il se cache à l’ Estaque avec Hortense . Après quelques jours en juillet passés à Aix, pour rassurer ses parents qui ne sont pas au courant de sa liaison , il rentre à l’ automne 71 à Paris . Hortense accouche de son fils le 4 Janvier 1872 . A partir de ce moment il ne retourne que très peu à Aix . Il peint avec Pissarro à Auvers . Le tableau certainement réalisé à Aix, aurait donc été achevé plutôt dans la le second semestre de 1869 , ou improbablement à partir de 1875 . Par ailleurs dans son inspiration , autant que dans sa touche , l’ oeuvre apparait dans le moindre endroit appartenant aux années 67- 70 .

Serait il illogique de penser que ces aller et retours annuels entre Paris si gris , les intérieurs chichement éclairés par la chandelle pour les plus pauvres, et à la lampe à pétrole pour les plus nantis , et le Sud baigné de lumière, finirent par influencer la succession de ses peintures ? Sans compter que le manque de lumière tend à accentuer chez beaucoup d’ entre nous la morosité , voir la dépression . Cézanne n’ était pas fait autrement que nous . Le jeune homme appelait cela son « marasme » . L’ affirmer n’ est pas signe de naiveté et « Le festin » reflète cette alternance que le peintre ressent comme une nécessité. Sans oublier que la civilisation antique s’ est développée autour de la Méditerranée dont l’ ambiance est bien chantée par Virgile , soleil , pins et cigales compris , comme en Provence .

Dans la foulée de ce « Festin » Il a pu imaginer afin de faire une suite de tableaux comme on en voit au Louvre , en suivant les aventures du héros de Virgile , plusieurs compositions le complétant .

Les deux dessins dont le plus petit est gouaché, appartenant à la collection Pearlman , un peu sommairement titrés « La rencontre d’ Enée et Didon » , représentent deux autres épisodes de l’ aventure d’ Enée . Datés de 72 -75, ils pourraient donc être rapprochés de ce moment particulièrement ambitieux de Cézanne . Le rendu du dessin n’ en n’ est pas contradictoire , le sujet trouve mieux sa place qu’ entre 72 et 75 , ou le peintre est plus volontiers tourné vers le paysage. Regardons les attentivement :

Le plus grand , ( 20 x 15,4 cm)  , entièrement au trait , d’ un jet , est directement tiré du récit de Virgile , sans passer par l’ influence  d’ une  composition d’ un peintre classique , dont l’ histoire de la peinture ne manque pas d’ exemple .

L’ allongement des figures, autant que le trait du dessin le lie assurément au tableau « Le festin ». On y voit Enée, dans une posture de fierté, vêtu de son armure guerrière , suivi de Buthès , l’ écuyer de son père Anchise mort durant le voyage  l’ éloignant des rives de Troie ; il est enveloppé dans le voile de lin des vieillards si précisément décrit par Virgile . Il protège Ascagne , le fils d’ Enée, qui s’ enroule dans un bel élan autour de sa silhouette .Au fond , le bateau est sans voiles, signe de son arrivée récente . Enée s’ adresse à une femme qui répond à sa main tendue .  Elle devrait être Didon .

Mais en examinant chaque détail , on retrouve la fantaisie de Cézanne : celle qui devrait être la reine de Carthage, est bien entourée des femmes de sa suite, mais nous apparait étrangement nue, ce qui ne correspond pas à l’ histoire .En regardant bien le trône de la reine, sous une branche d’ arbre ou est accroché un voile qui rappelle ceux que l’ on retrouvera dans certaines représentations de «  baigneuses »,  on y voit un dossier ressemblant à la roue de la queue d’ un paon, l’ animal symbole de Junon. Voila notre Cézanne qui brode, mélangeant plusieurs parts du récit , remplaçant la tentatrice Didon par Junon , la reine des dieux , qui préside aux mariages, mais également la dangereuse jalouse.

Au livre premier,  le poète Virgile explique le rôle de Junon : Préférant Carthage à tout autre lieu de la terre, elle y attire Enée , prince magnanime et religieux, après l’ avoir soumis à de rudes épreuves . C’ est elle qui organise la rencontre avec la belle Didon. Comme à son habitude, Cézanne suit l’ originalité de son instinct et nous dessine Junon plutôt que Didon . Le sujet si souvent représenté par les peintres classiques , devient pour une même histoire , complètement personnel .

Enée va-t-il être pris au piège de Junon ?

La réponse serait elle dans la petite aquarelle ou Enée semble échapper ?

Curieusement cette petite œuvre ( 12 x 18 cm ) achetée par le collectionneur Henry Pearlman , après le précédent dessin , le complète ; Il n’ est pas une autre version de la rencontre . Enée s’ y incline en regardant le sol comme pour prendre congé de son hôtesse , qui , là , est vêtue ; Il n’ y a plus de trône ; elle a les pieds sur terre , juste abritée par une tenture rouge. A coté d’ elle on y voit encore Ascagne, mais derrière Enée accompagné de Buthès, on voit le bateau sous voile prêt à appareiller . La facture de l’ œuvre est alourdie par le trait du pinceau , mais la composition bien décidée .

En se reportant au livre Quatre , on suit l’ histoire rapportée par Anne , la sœur de Didon :

« C’ est Junon qui a poussé sur nos bords les navires phrygiens… »

Vient le conseil de Junon : »…livrez vous aux doux soins de l’ hospitalité »

Puis vient le banquet et l’ épisode de la grotte ou Junon attire Enée pour l’ unir à Didon :

« …elle affiche le nom d’ épouse et voile du nom d’ hymen les faiblesses de l’ amour . »

Mais Enée est instruit par Mercure de son erreur à rester auprès de Didon , invoquant son destin qui doit le conduire en Italie . Il se ressaisit et décide de fuir Didon :

« Le héros , plein de l’ ordre des dieux, tenant fixés vers la terre ses regards immobiles, et s’armant de courage, étouffait dans son âme les murmures de l’ amour . »

Le sujet de cette aquarelle est sans équivoque « le départ d’Enée de Carthage » .

L’ arrivée d’ Enée à Carthage ……Le banquet offert en son honneur….La fuite d’ Enée se refusant à la tentatrice ….

Ces trois œuvres nous laissent entrevoir le peintre projetant une grande fresque retraçant cette épopée antique tout en se démarquant de ses glorieux ainés .Les témoignages de ses amis font remonter les projets grandioses de Cézanne nettement avant 1870, jamais retrouvés ( détruits ? ), peut être jamais exécutés , à part le banquet , devenu « Le festin » avec ses dérives de sujet .

La longue élaboration de ce « Festin » nous prouve l’ importance que revêtait ce projet dans l’ esprit de Cézanne . Et elle appartient plutôt à la fin de son œuvre de jeunesse , peu après la libération de sa dépendance d’ avec Zola, matérialisée par « La fin de Sidoine », œuvre qui sonne le réveil de l’ artiste que nous voyons sortir de sa chrysalide.

Cet irrépressible besoin de casser violement les codes du classicisme , en renouvelant l’ expression , la composition , la couleur, fait encore partie de cet épisode de sa vie de jeune peintre .

L’ arrivée d’ Hortense Fiquet dans sa vie d’ homme en 69 , le mariage d’ Emile et Alexandrine en Mai 70 , la survenue de la guerre , la fuite vers le Sud pour y échapper ( été 70), et surtout la naissance de son fils ( 04 01 72 ) obligent Cézanne en bouleversant sa vie ,à redescendre sur terre et l’ équilibrent . Chacun de ces épisodes serait en soi suffisant : leur succession en l’ espace de deux années ne pouvait que le murir et avec , son œuvre elle-même . Désormais le géant Sidoine voit par lui-même, et peut cultiver son propre jardin. C’ est la vraie « Fin » du conte écrit en 1864 , ou Zola sans le savoir , a vu juste , même si cela ne lui a pas permis de déceler le peintre hors du commun que deviendra son ami.

Pour les années 1869 et 70 , puis pour 72 73 le catalogue raisonné lui attribue une foule de peintures dont la production s’ étale probablement plus dans le temps. Sa classification par genre casse le fil de la compréhension . De ce fait la transition est plus difficile à saisir . Et l’ année 1871 est presque vide. Cette transition parait certainement plus brutale qu’ elle ne le fut vraiment . Cézanne ne s’ est pas arrêté de peindre : alors manque t il des tableaux ? On peut le penser .Que le peintre ait eu besoin de réfléchir dans ces années troublées est sûr . Mais c’ est entre pinceau et toile que la réflexion s’ instaure . Ce manque rend la tâche presque impossible , amplifiée par la dispersion des œuvres dans le monde entier.

Mais , Virgile ne quittera pas pour autant l’ esprit du peintre , comme nous allons le constater :

D’autres formant des chœurs , frappent la terre d’ un pied nombreux , en dansant au doux bruit de concerts ….

Ailleurs , des groupes de convives , mollement couchés sur l’ épaisseur des herbes , célèbrent au milieu des festins les louanges des dieux….

Anchise , retrouvé ,  « en dévoilant au héros les mystères de l’ avenir » explique à son fils Enée :

« …..Nulle demeure fixe en nos heureuses retraites. Nous fréquentons au gré de nos envies les détours des bois toujours frais….Les prairies arrosées par de limpides ruisseaux …

….Anchise considérait alors les âmes que rassemblait cette enceinte et qui devaient un jour remonter sur la terre …

…..Là voltigeaient le long des rives des légions d’ ombres légères… Ces âmes sont destinées à régir de nouveaux corps….

….une fois lavées de leurs fanges étrangères , l’ Elysée les admet dans son sein . »

Cézanne si sensible à la poésie et épris depuis toujours de Virgile n’ a pas échappé à la tentation d’ exprimer l’ inéffable plaisir que lui  suggère les mots du poète .  Mais il ne peint pas en illustrateur , il s’ envole sur les ailes du texte qui le touche au plus profond de son intimité . Dans ces instants de peinture il peut laisser remonter ses fantasmes du plus profond de lui . Le processus est identique a celui que nous lui avons découvert dans ses années de jeunesse , même si , l’ âge venant , ces fantasmes ont muris , comme sa peinture . Peut être craignait il que l’ on taxe de naiveté  sa grande fraicheur d’ âme . .Voila probablement la raison de son refus d’ expliquer ces peintures à Maurice Denis et de ne dire que : « c’ est juste une étude de mouvement ». Fin de non recevoir !   Cela nous  rappelle les réactions violentes que provoquait le moindre contact physique …. dont il s’ excusait le lendemain .

Entre chaque sujet véritablement identifié , presque de dix ans en dix ans , on découvre quantité d’ études petites ou  grandes, terminées ou pas , qui sont les étapes ou son pinceau s’ égare dans le rêve , quelque fois simple plaisir des courbes ,  pour préparer le sujet à venir non encore déterminé .

Entre 1900 et 1906 , s’ élabore le dernier thème nommé « Les grandes baigneuses » , ou elles sont représentées  dans une composition ascendante avec au centre un bien frugal festin , qui ne trahit pas  ses  « déjeuners  sur l’ herbe » , et la pauvreté des mets du tableau « Le festin» .  Intemporelles , certes , mais juste rattachées  à la vie terrestre  par la présence du festin sacré , et de l’ image de la fidélité , le chien .

Intemporelles …..Ne  sont elles pas ces âmes qui attendent  sereinement  leur destinée ?

Cette composition exprime mieux que les autres cette recherche de paix intérieure de l’ artiste en quête d’ absolu .  Cézanne échappe au sort de Frennhofer ( le peintre du « chef d’ œuvre inconnu » de Balzac) auquel il s’ est comparé plusieurs fois , en répétant son thème chaque fois sur une nouvelle toile pour le perfectionner sans le détruire par des repentirs… … depuis trente ans ;  même si son regret était toujours de ne pas avoir atteint la perfection .

Perfection jamais atteinte à ses yeux, poursuivie toile après toile , inlassablement ,  jusqu’ à ce jour d’ Octobre 1906  ou ,  l’ orage le surprenant , trempé , il roula dans la boue avec son matériel  et son vieux livre de Virgile… pour ne plus se relever , ( d’ après Joachim Gasquet , dans son livre « Cézanne ») .

DE 1872 AUX ANNÉES 1880 : SUR LE CHEMIN DE « L’ ELYSÉE »

LA QUÊTE DE FÉLICITE AVEC VIRGILE , jusqu’en 1906 .

La transformation de la vie de Cézanne , avec l’ apaisement progressif des plus fortes de ses pulsions , lui permet d’ aborder la peinture de paysage à coté de Pissarro avec la réussite que chacun lui connait . Ces pulsions revêtent alors un tour humoristique, comme par exemple dans « L’ apothéose de la femme », sans toutefois les faire disparaitre . Mais les œuvres sont déchargées d’ une part de violence qui resurgit de moins en moins, au profit du rêve poétique pur .

Cette pureté de rêve vient directement de Virgile , qui depuis son enfance aixoise est présent , comme l’ a si bien remarqué Emile Zola . Dans la conception du tableau « Le festin » il est submergé par les images de Flaubert , mais demeure , intact , dans les deux œuvres sur papier de la collection Pearlman .

Comme nous l’ avons vu , le corps du lybien « Matho » devant la table du « Festin » est particulièrement soigné . La position décontractée et lascive , suggérée par le texte de Flaubert , et répétée dans les deux petites peintures( photos des œuvres ci-dessus) en compagnie de l’ esquisse de trois pour l’ une, et quatre baigneurs pour l’ autre, plongés dans une nature idyllique , semblent lancer la grande série des « Baigneurs » de Cézanne .

Le thème des assemblées de nus a toujours été pratiqué par les peintres , et sont souvent attachés à la mythologie . Cézanne toujours farouchement indépendant, suit sa propre voie dont il trouve le passage avec la poésie de Virgile . D’ une étude de baigneurs et baigneuses à l’ autre il explore les belles nudités masculines et , au moins au début , maltraite un peu les corps féminins en opposition avec ceux de ses prédécesseurs, idéalisés . Les siens sont réalistes , de son époque , plutôt ordinaires . Mais cet aspect réaliste s’ estompe assez vite pour rejoindre une silhouette plus idéale, et dans bien des cas se confondre à l’ apparence masculine .

En continuant à lire l’ Enéide , le Livre 6 nous livre la clef des sujets représentés . On dénombre plus de soixante études ou peintures ( non compris « Baigneurs au repos » et leur complément « Baigneurs au bras levé ») , appelant ce titrage .

L’ insistance de Cézanne à étudier le sujet , en mettant en scène de plus en plus de personnages , de plus en plus asexués ,a interpellé bien des historiens de l’ art . Leurs explications tournent essentiellement autour d’ une signification sexuelle .Cette obnubilation finit par déformer l’ image de Cézanne ,et leur voile la volonté de dimension poètique de l’ artiste .La mise en lumière ce cette inspiration, tout en les complétant , relativise leurs explications.

Marie Louise Krumrine , dans le catalogue de l’ exposition du même titre au Musée des Beaux Arts de Bâle en 1989, fait le point sur les critiques et les avis divers que suscitent cette partie de l’ œuvre du peintre . Elle effleure le coté « virgilien » de ce qu’ elle voit , sans avoir eu toutefois la curiosité ou l’ opportunité de relire Virgile….

Alors , reprenons la lecture du Livre 6 , ou Enée qui n’ avait pas pu rendre les honneurs à son père Anchise mort en Sicile, cherche dans l’ au delà l’ âme paternelle pour soulager ses remords .

Sa quête lui fait traverser toutes les étapes que requiert l’ obtention du paradis appelé « l’ Elysée » fermé par des portes d’ airain .

« Alors il s’ enfonce dans les bois religieux, les ondes mystérieuses s’épanchent dans la forêt profonde…

« Devant eux se déploie enfin de riantes campagnes , des vergers délicieux, de fortunés bocages . C’ est le séjour de la félicité . Là , sous un plus beau ciel , circule un air plus pur .Une lumière inaltérable y revêt d’ azur et de pourpre les coteaux et les plaines . Cet heureux monde a son soleil et ses étoiles .

Les uns s’ y plaisent, en leurs aimables jeux , à disputer ou de force ou d’ adresse , à lutter tour à tour , sur des pelouses fleuries, sur du sable doré .

2019-08-07T10:02:10+02:00