CÉZANNE DELACROIX, QUELQUES PRÉCISIONS

Le pinceau et la plume – Chapitre 3

L’ oeuvre de jeunesse de Cézanne semble totalement décousue; d’ autant plus que l’ artiste lui même ne s’en est jamais expliqué . Les historiens de l’ art ont fait quelques tentatives , chacun découvrant un petit épisode de son cheminement, sans fil conducteur en l’ absence de suffisamment d’ oeuvres.

Pourtant , Cézanne a sa logique, il ne suit que ses impulsions. Par quoi sont -elles provoquées? Le theatre de ses sentiments est désordonné. Il est happé par l’envie de tout. La moindre image se presentant a ses yeux, provoque sa réaction ; il jette sur la toile tout ce qu’ il sent venir au bout de son pinceau , chaque oeuvre étant nourrie par la maturation involontaire et progressive de son intellect. Ses motivations sont intellectuelles et artistiques ; et le besoin de choquer toujours en toile de fond.

Il nous manque un nombre inconnu de tableaux, d’ ou la difficulté a suivre et a classer.

Aussi , quand l’ une d’entre elles se présente, elle bouscule les connaissances de l’ artiste et les théories formulées en son absence , aussi bien pour ses motivations et son style artistique. Pourtant en remettant les données » a plat « , on s’ aperçoit de l’ avancée qu’ elles génèrent . Et « La fin de Sidoine » n’ y manque pas tant sur le plan des motivations, en nous éclairant son caractère , que sur l’ utilisation de ses sources artistiques.

On connait déja son admiration pour Delacroix; Cézanne lui -même disait vouloir faire une » Mort de Sardanapale » . Aussi les historiens voulurent- ils la voir partout. Pourtant les sources « Delacroix » sont multiples . Elles sont utilisées d’ une façon aléatoire , au gré de son développement. Il se construit librement et chaque détail compte pour le comprendre. Il est comme une balle qui se déplace en rebondissant selon la nature du terrain .

Comme la balle avance , il se construit, en apparence aléatoirement .

Quand une oeuvre pointe au bout de sa brosse, il devait s’ éblouir dans le jeu de son inspiration. A l’ instant d’ après il devait se critiquer , la hauteur du résultat n’ etant pas celle de l’ ambition qu’ il en avait. Il s’ agit la d’ un processus créatif typique des autodidactes.

Ce cycle » ambition -déception » Constamment renouvelé et très accentué explique la détérioration de son caractère observée par ses amis Zola et Baille . Mais ce cycle est aussi son moteur car il veut aller toujours plus loin, être le plus tout, le plus original, le plus grand, tout en refusant la contrainte de l’ apprentissage technique et artistique. Refusant toute discipline , il veut plier l’ oeuvre entamée a son gré. Il est ainsi amené a analyser les moyens des prédécesseurs dont il admire le travail , et tente d’ adapter leurs méthodes et leur langage a sa propre nature qu’ il découvre au fur et a mesure.

C’ est pourquoi un nouveau tableau est très important a condition de pouvoir le replacer dans la succession des œuvres qui , de ce fait, peuvent s’ expliquer différemment.

Mais cela entraine bien sur des incompréhensions de » specialistes « toujours enclins au rejet.

L’ un des » Maitres » de Cézanne fut donc Delacroix, mais qu’elles en sont les traces ?

Aurait- on tout dit sur le sujet ?

Il nous est parvenu peu d’études de nus d’après nature chez Cézanne; ce qui laisse penser qu’il n’y en eut pas beaucoup. Ce manque d’apprentissage en particulier pour la gestuelle a incité le peintre à prendre modèle dans les œuvres de ses peintres de prédilection, à l’aide de copies faites dans les musées, d’inspiration d’après revues et journaux, à chaque occasion possible comme cela a été le cas après la mort de Delacroix lors de l’ exposition précedant la vente posthume ; et dont quelques bibliothèques conservent le catalogue ;

Nombre de dessins rapides autant que d’œuvres des années 60 et 70 en témoignent. Certaines de ces œuvres d’ atelier mises en vente en 1864, jamais présentées à cette époque disparurent pour de longues années. Cézanne a donc à l’évidence parcouru longuement cette exposition, en prenant des notes dessinées fixant les œuvres déjà définitivement dans sa mémoire.

Ce jeu de la « copie créative » a été révélé par Henry Loyrette pour le catalogue de l’exposition Cézanne en 1996 au musée d’Orsay. Déjà décrit en chapitre de la composition de la Fin de Sidoine avec l’homme au turban inspiré du tableau « Les chevaux se battent dans l’écurie », retourné par Cézanne, comme il le fit de l’Hercule ramenant Alceste » par Delacroix de face, représenté de dos par Cézanne dans « l’Enlèvement » (R121).

Cette façon de travailler , plus ou moins voulue, très particulière se retrouve précisément dans les œuvres principales des années 1860-1870.

Ainsi il utilisait et transformait les données de Delacroix qui fut en la matière son véritable maitre, car Cézanne se sentait proche par le sentiment et l’expressivité de la violence de son grand prédécesseur. Mais ce jeu de la mémoire, loin d’être une copie voulue est plutôt le jeu inconscient de la communauté entre les deux artistes. Ce jeu est donc personnel. Si d’autres peintres ont pu être influencés par Delacroix, ils ne l’auront pas été de la même façon parce que cela tient à leur système intime de nature et de caractère, et l’image produite serait différente. Cézanne en fut conscient à la fin de sa vie ce qui lui fit dire : « on est plus ou moins maitre de son modèle et surtout de ses moyens d’expression ». Nombres d’œuvres de ces années de jeunesse en portent la marque.

Sarah Liechtenstein en mars 1964 (The art bulletin) l’a étudié : 100 ans après la vente posthume de Delacroix elle a publié des comparaisons importantes. Cependant quelques éléments lui ont échappé. L’apparition tardive du tableau de 1869, « La fin de Sidoine » permet de clarifier la situation. En effet les propos du peintre et de ses amis soulignaient l’importance pour Cézanne de la mort de Sardanapale et la volonté du peintre de composer une œuvre d’après cette dernière. Celle-ci n’ayant jamais paru on a cru bon reporter cette influence sur d’autres tableaux bien éloignés, masquant à l’attention des historiens leur véritable origine. A l’évidence « La fin de Sidoine » est celui qui en découle directement et libère les autres tableaux pour une étude plus précise. Grâce à cette « libération » on peut retrouver la filiation avec d’autres œuvres de Delacroix, et mieux comprendre comment la mémoire agit chez Cézanne en s’exprimant clairement en copies créatives.

Tableau « Le meurtre » (R165) (1868- 70)

Le sujet est probablement déjà connu. Cézanne a pu s’inspirer d’une image d’Épinal représentant « Le crime de pantin ». Mais ses moyens d’expression découlent directement du tableau de 1853 « Disciples et saintes femmes relevant le corps de saint Étienne ». Déjà gravé du temps de Cézanne, le tableau aujourd’hui au musée d’Amiens n’est plus lisible et il faut se reporter aux photographies anciennes pour établir une compréhension évidente : l’atmosphère générale sombre et lugubre y est également exprimée.

Voyez les mains de la sainte femme à droite en bas, ajustées à celles qui tient la femme assassinée du tableau de Cézanne.
Voyez la main de l’assassinée, au ras du bord en bas inspirée, retournée, en copie créative, de la main du saint Étienne de Delacroix, reprenant sa proportion trop longue en une déformation qui accentue l’atmosphère dramatique. Sa place en bordure de toile rejoint celle que Delacroix choisi pour la main du Christ dans sa « Mise au tombeau ».

Les deux « Moderne Olympia » R171 (1870 ) et R255 (1873)

Regardez l’Odalisque de Delacroix de 1857 (RO N°1315) œuvre appelée par Robaut « Femme d’Alger dans son intérieur ». Elle appartenait jusqu’en 1875 à Francis Petit marchand et exécuteur testamentaire de Delacroix, père du célèbre George Petit. Impossible que Cézanne ne l’ait pas vu, il pouvait être exposé dans son magasin en 1864. Même les coloris trouvent leur écho dans les deux tableaux de Cézanne.

Voyez le vase rond tout simple à gauche plein de fleurs : on le retrouve à droite chez Cézanne orné d’une invraisemblable anse.

Voyez le rideau derrière la femme et la petite table basse rouge à droite du canapé, elle aussi enrichie par Cézanne et déplacée à gauche.

La première en date, peinte vers 1870, est aussi appellée « Le Pasha » en référence au personnage de dos au premier plan. Il porte une coiffure orientale, un turban similaire dans son enroulement a celui que porte l’ homme au crucifix dans « la fin de Sidoine »Le rendu du profil perdu est également a rapprocher.

Dans la version de 1873 , peinte chez le docteur Gachet, ce même personnage est cette fois ci determiné : On peut y voir Cézanne lui- même.

La position de la femme, décontractée, lascive, voir offerte chez Delacroix, en S, chez Cézanne naturellement se retourne et se recroqueville, obéissant à son psychisme plus qu’à une histoire. Elle est disposée sur une espèce de sofa, mais elle nous rappelle aussi un peu la Dalila de Delacroix dans son « Samson et Dalila » (RO 1210) peint en 1854 et présent à la vente posthume sous le N° 118, bien avant son achèvement par une autre main.

Cette dernière œuvre nous conduit directement à celle de Cézanne « l’Apothéose de la femme » (R299)( 1875-77 ?)

« l’Apothéose de la femme » (R299)( 1875-77 ?)

Dalila est représentée, presque exposée, sur une couche placée légèrement en biais, comme le roi dans la mort de Sardanapale. Le lit est sous un dais dont les rideaux sont ouverts en triangle.

A ses pieds plus bas on voit Samson et un personnage agenouillé devant, dont l’arabesque a été retenue par Cézanne dans un carnet de croquis, probablement à la vente posthume (dessin Chapuis N°258).

Tout autour on voit :

  • une femme à droite qui entre
  • une autre debout à gauche tenant le rideau (voir la femme noire de la première Moderne Olympia)
  • dans le fond à gauche un personnage semble peindre idée reportée à droite dans l’Apothéose de la femme.
  • en bas figurent des instruments de musique, qui chez Cézanne dans son Apothéose deviennent des trompettes probablement en rappel des souvenirs de jeunesse de l’artiste qui donnait des sérénades à la trompette sous les fenêtres de quelques jolies Aixoises.

On voit donc bien en comparant ces deux œuvres que Cézanne reprend la composition générale, agrémentée de figures en copie créative, et d’autres totalement inventées, or cette composition rappelle chez Delacroix lui-même celle du Sardanapale, violence en moins ; d’ ou le rapprochement établi j’ usqu’a aujourd’hui.

CONCLUSION

« La fin de Sidoine » est donc bien le tableau s’inspirant de « la mort de Sardanapale « agrémenté pour raconter son histoire des copies créatives typiques de Cézanne ; peut- être avec l’ idée d’ une œuvre de plus grande taille, restée a l’ état de projet, comme l’ est restée son « ’Apothéose de Delacroix ».

La complexité de cet entremêlement des sentiments et des images dans toutes ces œuvres émanent bien de la même personnalité, celle de Cézanne, confirmant ainsi la sincérité de la signature peu lisible mais bien réelle.

Le tableau prend naturellement sa place comme une pièce manquante du puzzle incomplet de l’œuvre de jeunesse de l’artiste, avec l’ avantage d’ être daté.

Son apparition , avec la tentative de son explication, permet une meilleur compréhension de la jeunesse de Cézanne et des œuvres plus connues de la même époque, que Roger Fry voyaient comme des espèces d’ hallucinations . Cela est juste :

On sait depuis une vingtaine d’années, par la neuroscience, que les hallucinations s’accompagnent d’une hyperactivité du cerveau. Cézanne avec la liberté qu’il prend d’exprimer dès cette époque les signes issus de son cerveau en est au début de son expérience involontaire et fondamentale . Cette étape nous fait suivre le peintre entièrement tourné sur lui-même ;seul son sentiment l’intéresse ; chemin faisant, il développe sa faculté artistique personnelle loin des critiques de son entourage . Cette expérience se développera jusqu’à la fin de sa vie avec sa perception personnelle de la nature. Elle lui donnera son « langage » qui ne reproduit pas la réalité conventionnelle et connue de tous, mais ce qu’il « sent » lui, hors influences. C’est ce qu’ il définissait lui- même comme « sa petite sensation » et dont il était particulièrement jaloux.

Lire le chapitre 4
2019-08-07T10:32:24+02:00