CARTE D’IDENTITÉ DE L’ŒUVRE
Le pinceau et la plume – Chapitre 2
Quelqu ‘en soit l’ auteur , un tableau comporte une foule de détails qui le caractérisent . Ils peuvent être voulus ou utilisés inconsciemment comme dans l’ écriture mais en plus complexe, d’ autant plus pour les peintres de la fin du 19e siècle , libérés des « Ecoles ».
L’ habitude de la vision photographique gomme beaucoup ces observations sur la peinture. Elle entraîne trop souvent un jugement hatif bien tentant. Elle ne doit être qu’ une aide a la mémoire et un instrument d’ étude comme un autre. Elle n’ exclue jamais la vision en direct aussi prolongée que possible. Ces photos ne sont utiles que fidèles aux couleurs et a leur rapports entre elles. Il est aussi très intéressant d’ utiliser la macro- photographie pour isoler certains détails a étudier.
Elle est malheureusement souvent néfaste quand elle entraîne un jugement trop rapide sur la qualité de l’ œuvre, voir le refus d’ accepter son auteur présumé.
Lister tous les détails, comme dans une fiche anthropométrique , est une aide a la comparaison, ensuite a l’ identification par comparaison avec des œuvres de même époque , et , finalement devient une sorte de carte d’ identité.
Il est donc nécessaire pour une œuvre nouvellement apparue de procéder a ce minutieux travail sans se laisser influencer par un jugement émis a la première seconde .
Dans le cas d’ une œuvre signée « P. Cezanne » de cette période sombre ,que le peintre définissait de « couillarde » , cela est particulièrement intéressant , car malgré la diversité apparente des œuvres qui nous sont parvenues , il y a une logique de facture et de signification qui permet la datation.
En outre , elle doit être enrichie des examens techniques , analyses, radiographies, vision en infra- rouges et en ultra -violets . L’ ensemble , correctement comparé a d’ autres œuvres dans la mesure du possible, doit s’ ajouter a ces détails visuels.
Je signale que d’ autres instruments d’ analyses existent, tant en France qu’ aux Etats- Unis. Ils sont très intéressants, mais ont un seul défaut : le manque de données comparatives avec les tableaux de musée. Il faudra donc du temps pour qu’évolue la connaissance.
PREUVES D’ARCHIVES :
- I l s’ agit de la trace d’ un tableau , du temps du peintre :
- Soit décrit ou nommé dans une lettre ,
- Soit photographié avec le peintre , ou dans son atelier ,
- Pour autant que ces documents soient authentiques .
- Soit une trace dans une exposition , avec un descriptif , un croquis , etc …
POUR LA FIN DE SIDOINE , NOUS SOMMES DANS CE CAS .
Les archives de Zola ont été déposées à la Bibliothèque Nationale, et dans ces archives ses notes pour écrire ses romans . Elles n’ ont pas été ouvertes avant 1979 , et publiées pour la première fois en 1986, après décriptage et classement , chez Plon, sous le titre : « Carnets d’ enquêtes » .
Pour le roman « L’ Œuvre » Zola interroge en avril 1885, son ami commun avec Cézanne , Antoine Guillemet , peintre lui aussi, sur le fonctionnement du Salon , puisqu ‘ il fait partie du Jury d’ acceptation .
Dans ces « notes Guillemet » Zola rapporte l’ histoire suivante, qui s’ est déroulée en 1880 ou 81 , à propos d’ une peinture de Cézanne , jamais identifiée à ce jour et défendue par Guillemet qui raconte :
« Pour Cézanne , les rires au chevalet ; Guillemet demande ; Henner vote seul avec lui : «
Ce n’ est pas si mauvais que ça : ON DIRAIT UNE TAPISSERIE. «
Les jurés qui regardent la signature.
Cabanel pour refuser : « ça ! ça ! »
Et il se baisse, voit le nom : « Le numéro un , messieurs »
Le mot de Gervex à Guillemet : « Si tu soutiens ça , c’ est pour qu’ on mette ton nom dans les journaux ! »
Cézanne est une fois de plus refusé , mais cette fois avait franchi le premier barrage , grâce à un choix judicieux, d’ un tableau propre à être défendu : parce que plus ancien il a une chance de passer à cause de son relatif classicisme et de sa qualité de composition ; l’ œil des jurés s’ étant progressivement ouvert à une plus grande liberté de rendu au cour de ces dix années . Mais la présence de la signature du peintre le plus honni l’ a fait rejeter à cette seconde sélection !
En 1882 , Guillemet renouvelle l’ essai : il s’ agit d’ un petit portrait de femme ,également de 1869 70 , bien sombre mais magnifique, ayant l’ avantage de n’ être pas signé ! Et il est accepté ! Le seul de toute la vie de Cézanne .
Il porte le titre de : Portrait de « M . L . A « C’ est le portrait de la Mère de L’ Artiste , disparu par la suite , car revêtu d’ une épaisse couche de noir , redécouvert en 1963 au cours d’ un nettoyage , ainsi dissimulé par l’ artiste ou sa famille à la suite du décès de celle-ci en Octobre 1897 , en signe de deuil , coutume religieuse.
Entre temps , Vollard l’ avait vu au dos d’ un portrait de la sœur de Cézanne et a attesté de son existence .
Voila comment une recherche peut confirmer deux œuvres .
Aucune autre œuvre , à la fois d’ avant 1880, et SIGNEE ne peut rappeler ( probablement par sa composition et l’ ampleur du traitement de celui ci )« Une Tapisserie « dans la succession des tableaux dans le catalogue raisonné de J . Rewald.
REFERENCE ARCHIVES ZOLA . B. N. : Notes Guillemet , MS 1036 Folios 348- 387
L’ensemble constitue la chaîne d’ADN du tableau
Il faut rappeler aussi a ce stade que les experts spécialisés détestent ce genre de travail et , surs de de leur coup d’ œil ; et se sentant frustrés de leurs prérogatives , ils entonnent ensembles ce refrain : « plus les dossiers sont épais , plus les tableaux sont faux !… »
Le support
LA TOILE
- Très fine en lin.
- Tendue sur un châssis en pin 46,5 x 55,6 mm, du type de ceux employés au 18ème siècle1 et au début du 19ème dans le sud de la France.
- La toile est fixée par des clous forgés qui ne furent plus utilisés au-delà de 1820-1830.
- La toile n’a jamais été détachée ou refixée sur un autre châssis.
- Elle est fortement encollée, puis apprêtée avec un enduit épais rose qui remplit les espaces entre les fils de la toile. Ce n’est pas un enduit industriel.
- Il s’agit probablement d’une toile de réemploi, car en haut à gauche et presque tout autour, on distingue une couche de peinture très dure et lisse. Celle-ci a craquelé et comporte des manques que le pinceau de l’œuvre finale recouvre.
- Aux ultra-violets, la zone en haut à gauche montre que le motif a été partiellement peint sur un motif similaire déjà verni. Le peintre de la partie aujourd’hui visible l’a partiellement réutilisée.
AU DOS
La toile a été réparée avant sa réutilisation avec des petits morceaux de la même toile (peut être relevés sur la tranche) car ils ne correspondent pas aux trous aujourd’hui constatables; sauf à un endroit où la pièce a été collée après coup : pour ce faire, on a nettoyé une partie de l’inscription figurant au dos, afin que la colle y adhère bien2. Le morceau de toile est beaucoup plus serré et plus épais que les autres. Cependant, sur la face, aux ultraviolets, rien de visible : cette réparation ancienne a dut être faite avant le vernissage.
- On sait qu’à ses débuts, Cézanne réutilisait des toiles déjà peintes.
- Un châssis de ce type figure sur sa peinture : « le poêle d’atelier ».
1 Format proche d’un 10 Figure dont les dimensions exactes étaient en 1863 : 54 x 45,9 et en 1888 : 55x 46 (tarifs Lefranc-Bourgeois). Les dimensions du 18ème siècle étaient proches mais non fixes. la colle
2 Recouvre cet effacement.
LA MATIÈRE PICTURALE ET LA TOUCHE
Opaque, plutôt épaisse et crayeuse pour les clairs.
La matière couvre imparfaitement les empâtements sous-jacents, sous le double effet de l’épaisseur de la matière et de la rapidité du geste du peintre.
Elle parait fripée en beaucoup d’endroits; ceci est la caractéristique d’une peinture appliquée gras sur gras : soit la couche sous-jacente, insuffisamment sèche, se déforme, se déplace et plisse sur l’action du pinceau qui applique la couche suivante, entraînant cet aspect grenu caractéristique, soit cet effet est le résultat du gonflement au séchage de la couche sous-jacente.
Ce défaut de vieillissement a été analysé par le laboratoire des musées de France entre autre dans « La maison du pendu » (R202). Le résultat est strictement comparable. On le retrouve également visuellement sur « le Portrait d’Emperaire » et ne se voit que devant l’œuvre malgré les restaurations destinées à les masquer. Le résultat, inimitable, demande de nombreuses années d’évolution pour apparaître.
En général, le peintre applique au pinceau rond les clairs sur les sombres en laissant souvent apparaître la couche sous-jacente sur les côtés de ses figures ou dans les manques, comme par exemple dans « le Festin »(R128).
Puis, il utilise des pinceaux plus ou moins fins pour appliquer une matière fluide pour souligner formes et détails : méthode conforme à Cézanne à cette époque 1868-70.
- Les doigts en terre rouge (conformément aux méthodes au 19ème siècle des ateliers de nus; or ce fut le premier apprentissage de Cézanne à l’atelier Suisse : il est inscrit dans la section « nus »).
- D’autres détails, doigts, vêtements, etc. en noir.
- Pour les ombres de chair un gris plus ou moins clair (creux de la saignée du coude toujours marqué ainsi chez Cézanne , d’ un trait ; visages des personnages de droite).
- Quelques touches d’un vert clair assez vif pour les ombres de tissus blancs et d’un gris verdâtre pour certains revers de chair et de bras.
- Peu de repentirs apparents : la flamme de la chandelle rehaussée, la main gauche de l’homme renversé, diminuée et redessinée en rouge, comme dans « le Festin ». Mais la radiographie (voir plus loin) en révèle beaucoup.
La matière et la touche, rejoignent également celle de
- paysage au moulin d’eau (V48)
- la pendule noire (V69)
- les accessoires de Cézanne (R211)


LA COMPOSITION
De prime abord l’œuvre pourrait sembler classique, mais cette scène revêt très vite un aspect d’étrangeté, décrypté dans le chapitre « lorsqu’un tableau reparait »; décryptage qui a conduit à préciser le sujet et à le titrer.
Directement liée à la composition de Delacroix pour « La mort de Sardanapale » l’ensemble laisse au spectateur le sentiment de survoler la scène. Cette situation se retrouvera par la suite dans bien des œuvres de Cézanne et en particulier dans ses natures mortes. Ce point de vue au sens littéral du terme n’est pas celui de Delacroix qui se situe plutôt devant la scène qu’il peint. Cézanne se démarque de son ainé tout en s’inspirant de lui.
L’effet dramatique et bruyant est appuyé par l’utilisation des rouges du vêtement du blondinet, d’une partie de la robe de la femme agenouillée et des notes rougeâtres encore plus cassées de tout le coin du décor en haut à gauche.
Cette déclinaison des rouges est, très légèrement rehaussée, d’un trait de vert émeraude sous la nature morte au crâne et de quelques notes de vert plus pales dans les ombres des blancs. Un petit espace de ciel bleu intense en haut à droite suggère une petite profondeur à cette œuvre qui cependant ne cherche aucune perspective.
Remarquons que dans l’œuvre définitive de Delacroix il n’y a pas de rideau rouge derrière le roi. En fait, et seulement dans l’œuvre préparatrice la note de rouge consiste en une tête de lit un peu pointue, qui disparaitra dans l’œuvre aujourd’hui exposée au musée du Louvre. Par contre ce triangle de tentures est présent dans d’autres œuvres de Delacroix, mais celles-ci n’ont pas le poids particulier à Cézanne exprimé par grandes masses comme il le fera aussi dans ses natures mortes.
Dans notre œuvre le chien tient la place du cheval chez Delacroix et la femme agenouillée, probablement déjà sacrifiée sur le lit de Sardanapale est remplacée par l’implorante de « La prise de Constantinople par les croisés », tableau dont Cézanne s’inspirera également pour « Le festin ou l’orgie », un an plus tard, avec la femme blonde aux cheveux retournés, en bas à droite de cette œuvre.
Cette proximité manifeste de composition entre notre tableau et celui de Delacroix, avec une habilité loin du plagiat, nous amène à penser qu’il s’agit bien de l’œuvre projetée dans ce sens, dont Cézanne a parlé à plusieurs reprises à ses amis des années 60. Les autres tableaux de son œuvre que l’on a voulu rattacher à ces propos ont tous une origine d’inspiration nettement plus convaincante, venant d’autres œuvres de ce même Delacroix, comme on le voit au chapitre « Cézanne – Delacroix».
LES COLORIS
Gamme de couleurs réduite : des noirs, gris, bruns sombres et dans blancs crayeux. Un peu de rouge vermillon, plus ou moins foncé de noir et de la terre rouge. Quelques notes de vert plus ou moins pales relèvent l’ensemble.
Deux bleus, semblables à ceux de Cézanne :
- pour le coin du ciel, coloris identiques au ciel dans « Le festin »
- pour le tissu de la robe de la femme en bas, coloris identiques au pantalon de l’homme dans « Le meurtre » de 1868 (Liverpool walker art gallery)
L’harmonie est équivalente à celle du portrait d’Emperaire de 1870.
Les tons de chair sont rosés en dessous et recouverts d’un blanc crayeux plus ou moins teinté sur le dessus, laissant apparaître des rosés en certains endroits.
Le blanc y est utilisé comme une couleur. Le tout laisse une impression de couleurs fortes malgré l’ambiance sombre et finalement le peu de couleurs employées, toujours cassées.
Renoir avait bien remarqué qu’il se croyait obligé d’accentuer le modèle avec du noir et du blanc et d’épaisses couches de peinture pour égaler autant que possible les effets de la sculpture. Ceci est particulièrement visible sur les cuisses de l’homme couché.
En 1890 quand il en discute avec Cézanne, celui-ci lui confirme qu’il lui avait fallu quarante ans pour découvrir que la peinture n’était pas la sculpture. (Rewald dans « Cézanne » page 192 – chez Flammarion 1986)
Les ombres sont très accentuées, grises ou noires, en fort contraste avec les lumières conformément à l’époque 1868-70 chez Cézanne.
LE DESSIN LUI-MEME
Cependant, le côté « collage »des personnages empruntés ne nuit pas à la composition qui garde une grande cohérence ; chacun est relié aux autres par quelques détails indéfinissables ou un jeu de gestes et d’ombres qui dénote un sens aigu de la composition propre à Cézanne et que l’on retrouve en particulier dans le grouillement de ses dessins. C’est le rythme de Cézanne.
On retrouve également avec cette outrance de traits ses « défauts » caractéristiques , en particulier dans ses peintures qualifiées par lui-même de « couillardes ».Entendons ce terme dans le sens que l’ artiste lui donnait a l’ époque : non pas une peinture batarde ou grivoise, mais une peinture virile, puissante, et qui ne s’ en cache pas, en contraste avec ce qui était montré au « Salon ».
- Pour les bras de l’homme agonisant, on note que celui de gauche semble détaché du torse, la jonction cachée par un pli de vêtement, le coude fait une boule typique et les muscles sont excessivement saillants. En ce qui concerne le bras droit, son attache au torse est trop en avant de l’épaule.
- On retrouve une difficulté de construction similaire dans la série des dessins et tableaux plus tardifs « Le baigneur aux bras écartés ».
- Par contre, le torse est correct et rejoint deux dessins de 1865 ; homme couché appuyé contre un mur, étude d’atelier qui dût servir à la construction du tableau «La toilette du mort », et une académie d’hommes debout. Ces deux dessins, les peintures « Le baigneur aux bras écartés » et notre œuvre, comportent une autre particularité commune; la pointe du sein chaque fois trop déportée vers l’extérieur 1.
- Les mains sont ébauchées rapidement et re-soulignées de terre rouge comme dans « Le festin » ou de noir pour exprimer les doigts.
Dans l’ensemble, le dessin a une force remarquable, un sens du mouvement qui donne à la composition vigueur et expressivité que les défauts relevés ci-dessus et propres à Cézanne n’amoindrissent pas.
On peut objecter que cette œuvre, déjà très habile, revêt une part de classicisme par rapport à certaines autres œuvres de jeunesse de Cézanne, voir un retour en arrière qui rejoint bien la grande qualité de la copie de « La barque de Dante », on le suppose maintenant, terminée après 1866 (voir catalogue de l’exposition de 1996).
Cet état d’esprit, marqué par le doute, est celui qu’on lui connaît en 1869 où il produit des œuvres très différentes les unes des autres (voir par exemple les deux œuvres peintes sur le même sujet : « Paul Alexis faisant la lecture à Zola »).
Dans la copie de « La barque de Dante » on retrouve une maîtrise équivalente du pinceau, sans la simplification des volumes qu’on lui a déjà remarquée dans nombres de peintures antérieures, avec en plus dans notre œuvre, un trait qui est le sien.
Cette toile supposerait bien quelques dessins préparatoires. Malheureusement, beaucoup manquent pour cette période. De même que certains dessins qui nous sont parvenus sont de probables préparations pour des tableaux projetés et non réalisés ou qui ne nous sont pas parvenus.
1 Inspiré de « l’agonisant » de Delacroix dans « Les massacres de Scio »


EXAMENS TECHNIQUES
LA RADIOGRAPHIE
Un long coup de pinceau dont la trace empâtée visible depuis le livre jusqu’à la tête de l’enfant du groupe d’en bas, traversant la tête de la femme, m’a amenée à faire une radiographie de la partie centrale de l’œuvre.
Celle-ci révèle de nombreuses reprises et une modification de la composition :
LA FIGURE CENTRALE
- L’oreille n’est pas de face.
- Le bras gauche a probablement d’abord eu une position dirigée vers l’avant, tendu à peu près dans l’alignement du bras droit (ce qui n’est pas sans évoquer la figure tant répétée par Cézanne du « baigneur bras levés ») Puis il cherche sa place au-dessus de la tête avec une position légèrement différente.
- Le torse semble légèrement plus redressé, ce qui change la place des pectoraux (plus bas).
- La jambe gauche est déjà fixée mais la jambe droite a été essayée tour à tour plus haut et plus bas : cette version semble plus maladroite, ce qui dût entraîner l’artiste à se rapprocher de ses modèles picturaux.
- L’estomac et le ventre sont recouverts d’un linge dont l’empâtement dynamique et sinueux rejoint celui du drap sur lequel l’homme se renverse (c’est cet empâtement que l’on voit sous la tête de la femme).
Il apparaît clairement que le GROUPE DU BAS est nettement peint après le reste (confirmé par examen à la loupe), modifiant une composition assez triangulaire, rappelant celle du « déjeuner sur l’herbe » de Manet qui est à cette époque un sujet d’étude de Cézanne.
Ce groupe est largement inspiré pour la position (pas pour les couleurs) de la femme de dos figurant dans « La prise de Constantinople par les croisés », et pour l’enfant qu’elle tient, de l’un des enfants de la « Médée furieuse »1 , légèrement pivoté. Le bras qui le tient a lui aussi subi un repentir : il était plus droit et la masse blanche était d’une facture plus simple.
A l’exception de ce repentir, ces figures sont peintes avec plus de décision par l’artiste, ce qui laisse doublement penser que cette partie est légèrement postérieure de quelques semaines.
La vision radiographique de la composition de base fait beaucoup mieux comprendre l’œuvre et permet de l’insérer très précisément dans les préoccupations picturales de Cézanne de cette époque.
Au départ elle est vraiment triangulaire, pointe en haut ;
Avec l’ arrivée du groupe du bas, elle s’ arrondie.
On peut aussi noter que la deuxième « moderne Olympia » comporte un repentir du spectateur, qui initialement était le même que celui du premier tableau (voir radiographie faite pour l’exposition autour du Docteur GACHET au musée d’Orsay en 1999). Dans les deux cas il porte le même turban oriental que celui du porteur de crucifix de la Fin de Sidoine.
De même la toile « Le festin »( 1870 ) comporte beaucoup de repentirs de composition.
1 L’artiste a pu voir le travail préparatoire de cette œuvre comme beaucoup d’autres, en février 1864 à la vente de l’atelier Delacroix.
LA SIGNATURE A LA LOUPE (X 10)
Les craquelures passent et repassent nettement sans interruption de part et d’autre : elle a donc évolué avec l’ensemble de la masse picturale. De ce fait, elle est crédible et n’a pu être apposée une quarantaine ou une cinquantaine d’années plus tard, sur une œuvre d’une autre main.
EXAMEN AUX INFRAROUGES
Sur le plan de la peinture et de la composition, ils ne nous révèlent aucune surprise (seulement la modification confirmée de la flamme de la bougie).
Par contre, ils permettent de mieux lire la trace de signature en bas à droite qui semble bien être celle de Cézanne, assez proche de celle du « Vase de fleurs » (1873) du musée d’Orsay, précédée d’une date : 69.
Au dos, l’inscription demi-effacée est également mieux lisible et nous révèle la même date : 69+. La petite croix qui suit cette date fait bien penser à Cézanne mais aussi à son fils.
Cette année correspond à la date probable de peinture issue de l’analyse précédente. On sait par ailleurs que Cézanne n’a pas signé ses œuvres, à part quelques-unes, essentiellement à cette époque.
La deuxième ligne nous laisse supposer un L majuscule puis un S suivi de St. Le reste a été effacé pour coller la petite pièce de toile dont nous avons parlé au chapitre de « la toile ». L’écriture à cette époque de Vollard est également assez proche.
L’inscription semble apposée au pinceau (traces visibles à la loupe) dans un coloris noir bleuté.
La seconde ligne peut faire penser à l’adresse de Cézanne en 1895-96 : « Ls ST …. « : rue des Lions-st-paul, ou Vollard a rencontré son fils et a décidé de faire une exposition qui eût lieu en novembre 95 avec probablement 150 toiles de lui provenant de cette adresse et de son atelier.
Les archives Vollard, malheureusement, ne sont pas précises en ce qui concerne cette exposition, et mentionnent seulement le début de versements d’argent à Cézanne depuis cette époque.
L’écriture de celui-ci n’est pas très loin de celle de l’artiste ; le trop petit nombre de lettres suffisemment lisibles ne permet pas de trancher cette question. Cependant, on sait que Vollard avait l’habitude de certifier les œuvres de Cézanne au dos, pour ses acheteurs.
ŒUVRES SIGNÉES DE CEZANNE
Elles sont peu nombreuses et appartiennent essentiellement au début de son œuvre comme par exemple : (catalogue raisonné de Rewald)
- n°82 : « Le pain et les œufs » signée, datée 1865 (mdo)
- n°139 : « Portrait d’Achille Emperaire » signée (mdo)
- n°166 : « Pastorale » datée 1870 (non signée)
- n°189/191 : « Chaumière à Auvers » et « Maisons » signées
- n° …… : « Le vase de fleurs », musée d’Orsay signée
- n°196 : « Entrée de ferme » signée et datée
- n°201 « La maison du pendu » signée datée 73 (mdo)
- n° 214-220-221 signées
- n°292 et 296 « Portraits de Choquet » signées
(La liste n’est pas exhaustive)
Par contre, une seule autre œuvre de 1867 « l’Enlèvement » n°121 est datée d’abord puis signée comme pour notre tableau et cette manière de faire précéder la signature de la date n’est pas classique du tout, pour aucun peintre.
Dans l’ensemble, on peut penser que les œuvres étaient signées quand elles étaient destinées à être offertes ou à être exposées (comme « Le pain et les œufs », mais en examinant ces œuvres on s’aperçoit qu’une bonne partie de celles-ci ont quelque chose d’original par rapport aux précédentes et leur datation en particulier pourrait obéir au précepte contenu dans la lettre de Zola à Cézanne de septembre 1860 (page 111-112 de la correspondance de l’artiste, édition 1994 – Grasset) :
« J’ai reçu la lettre ce matin. Permets-moi de te dire mon avis sur les sujets que vous avez discutés toi et Baille. Je dis également comme toi que l’artiste ne doit pas remanier son œuvre. Je m’explique : que le poète, en relisant son œuvre entière, retranche un vers par-ci, par-là, qu’il change la forme sans changer l’idée je n’y vois pas de mal, je crois même que c’est une nécessité. Mais qu’après coup […] il bouleverse son œuvre c’est selon moi une sottise. Ainsi donc je suis complétement de ton avis : travaillez avec conscience […] donnez quelques coup de lime pour mieux ajuster les parties puis abandonnez votre œuvre à sa bonne ou à sa mauvaise fortune ayant soin de mettre en bas la date de sa composition. »
Cette théorie, manifestement celle de Cézanne, recommandait de dater les œuvres un peu à part et dont l’artiste pouvait douter, car elles représentaient un essai nouveau soit du sujet soit de la manière, satisfaisant peu l’artiste sur le moment mais à ne pas détruire surtout. Ceci a pu être le cas de notre tableau, un peu à part, tout en étant une étape de l’apprentissage de l’artiste.
ORIGINE DE L’ŒUVRE
Celle –ci ne doit jamais être négligée et devra être traquée dans le moindre détail . A ce stade, les archives notariales sont en particulier fort intéressantes , pour autant que l’ on puisse les consulter .
Dans le cas du présent tableau cette enquête a été menée a bien.
Son premier propriétaire était client de Vollard a ses tous débuts. Bien que sur cette période fin XIXe ses archives brillent par leur imprécision, il est néanmoins mentionné cinq fois en achat, sans précisions , vente et échanges, avec des sommes restant en compte. De plus , les Cézanne, pour cette période sombre , étaient en grand nombre dans son achat de fin 1895 ; on voit donc mal Vollard écouler des faux alors qu’ il peine a vendre les vrais venant directement de chez l’ artiste !
Même s’il a existé des faux du temps de l’ artiste, ce fut plus tard, a la fin de sa vie, et bien sur avec des sujets commerciaux , susceptibles d’allécher un mauvais connaisseur a l’affût d’ une affaire a bon marché ; et pas avec un sujet peu commercial , et qui plonge aussi profondément dans sa vie cachée , inconnue a cette époque , ni qui s’intègre aussi bien dans son œuvre, tout en l’éclairant….
Comme on va le découvrir au chapitre suivant.